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23/08/2010

à propos de Joachim Gasquet

Déniché cet été dans une librairie de Bécherel (village du livre en Bretagne) ce recueil de poésies de Joachim Gasquet (1873-1921), édité en 1928, intitulé des chants de l'amour et des hymnes.
C'est un livre-hommage au poète aixois, quelques années après sa disparition et conduit par sa femme, écrivain elle aussi, Marie Gasquet.
A la poésie sensuelle, lyrique, hugolienne de sa jeunesse (L'arbre et les vents), contraste les sombres vers de la fin de sa vie (Les chants de la forêts):

Mon Amour triste et pur, mon Amour sans espoir, CouvertureGasquetbis.jpg
Car il n'est pas nourri des choses de la terre,
Est venu loin de tous, dans mon âme s'asseoir
Et m'a, d'un doigt rêveur, fait signe de me taire.

Poésie un peu passée (comme ce livre défraîchi), qui semble si loin de nous à présent!
Je connaissais Joachim Gasquet pour ce document unique qu'est son Cézanne, écrit en 1912-1913 et publié en 1921, quelques semaines avant sa mort. Je le connaissais aussi, indirectement, pour les trois films qu'ont fait Danièle Huillet et Jean-Marie Straub sur Cézanne (Cézanne en 1989 et les deux versions de Une visite au Louvre en 2003) qui reposent sur les propos du peintre confiées à Gasquet et que celui-ci a transcrit dans son ouvrage.
Mais (pardon au poète), c'est la biographie de Joachim Gasquet par Marie Gasquet qui m'a attiré dans ce livre: sur une cinquantaine de pages, précise, elle raconte la vie littéraire de son mari, et en particulier sa rencontre avec Cézanne:
"Un groupe de sculpteurs et de peintres avaient organisé à Aix une exposition de leurs oeuvres. Cézanne, dont on avait sollicité l'adhésion, envoya deux toiles. Le Comité, atterré devant ces tableaux dont l'extrême sobriété lui parut être de l'indigence, mais n'osant pas refuser l'envoi d'un confrère qui s'était montré particulièrement généreux... exila sur les dessus de porte les deux oeuvres dont s'honorent aujourd'hui un grand musée et une collection fameuse.
Ayant cependant quelques doutes, l'un des exposants vint chercher mon mari. Il rentra enthousiasmé! Et comme il exprimait le regret de ne pas connaître l'artiste qui peignait avec cette honnêteté glorieuse, mon beau-père lui répliqua:
- Cézanne? cet excellent Paul! Zola et lui avaient l'habitude de jouer la sérénade à une joile fille du quartier qui, pour toute fortune, possédait un perroquet vert. Zola jouait du piston, Cézanne de la clarinette. Le perroquet, que cette cacophonie affolait, menait un vacarme inimaginable. Les jours où Zola plaquait mon brave Paul il venait me chercher et, pour remplacer le piston, je poussais des cris divers sur l'accompagnement de la clarinette. Nous appelions cela chanter...
Le lendemain, mon beau-père nous emmène au Jas de Bouffan.
Cézanne, qui a eu vent de l'âpreté avec laquelle sa chère ville l'a discuté, est en pleine crise d'hypocondrie. Emu de se sentir compris par une intelligence qu'il juge au premier coup d'oeil, il prend les mains de mon beau-père:
- Henri, mon vieil Henri, je t'en supplie, ne plaisante pas, est-il vrai que ton fils aime ma peinture?
- Je te l'ai amené pour qu'il te le dise, il ferait une maladie de ne pas te connaître.
- Maître... - balbutie le poète.
- Taisez-vous, taisez-vous, jeune homme - réplique Cézanne tremblant - je ne suis qu'une vieille bête qui a quasiment envie de pleurer en vous écoutant.
- Ne te frappe pas, mon brave Paul - coupe mon beau-père - rappelle-toi plutôt le perroquet de Clémence, car elle s'appelait Clémence!
- C'est vrai, mon vieux, elle s'appelait Clémence! ô Clémence! comment a-t-elle pu nous pardonner de lui avoir si régulièrement cassé la tête?... Dîtes, mon jeune ami, que pensez-vous de Delacroix? Je voudrais tant..."

En 1956, l'ami Jean-Marie Drot réalisait pour la télévision une émission consacrée à Cézanne dans laquelle Marie Gasquet était longuement interviewée. Témoignage irremplaçable, comme Drot en fit tant, de première main, visible aujourd'hui sur le site de l'INA: http://www.ina.fr/art-et-culture/beaux-arts/video/CPF8660...

Voilà où peut mener, par une bretonne journée pluvieuse, un enfouissement délectable dans de milliers de livres oubliés, dans l'odeur du vieux papier, dans l'histoire.

sur le film Cézanne

Cézanne
dialogue avec Joachim Gasquet
un film de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub
France, 1989, 51 min.

Au commencement était le verbe… et l’insoumission au verbe…
Le cinéma des Straub est né de cette double origine. Lui l’insoumis, refusant de faire son service militaire en Algérie en 1958, condamné à Metz, sa ville natale, exilé en Allemagne. Elle refusant d’analyser Manèges, d’Yves Allegret, pour une entrée compromise à l’IDHEC. Lui trublion du Ciné Club de Metz des années cinquante, contradicteur exalté des débats animés par Jean Mambrino, père jésuite, critique et poète, ami de Truffaut et de la nouvelle vague.
Le cinéma des Straub est extraordinaire de méfiance envers toutes les séductions, mirages du verbe et du cinéma, envers toute facilité de lieu commun, de déjà vu. Il tend à retrouver une sensibilité oubliée, des capacités humaines rognées par le contemporain, l’éveil.
Le cinéma des Straub est jubilatoire lorsqu’il se moque de chaque règle inscrite dans une économie du cinéma ; il est limpide et obscur à la fois, fait le miel des rhétoriciens du cinéma, le cauchemar des critiques.
Les Straub sont ce sale gosse, Ernesto, qui décide de refuser d’apprendre dans En rachâchant (1982), leur film tiré d’un texte de Marguerite Duras (« Je ne veux plus retourner à l’école parce qu’à l’école on apprend des choses que je ne sais pas. »1).

Et pour Cézanne : stupeur. Arrêt et stupeur conduits par une voix blanche, voix véhémente, signe d’un chœur antique qui commente tandis que l’image, dans son cadre immobile, s’immobilise lentement, se ralentit pour faire du voir une expérience singulière, renouvelable ou non renouvelable. Au moins deux films sont possibles, identiques ou non (deux films sur Cézanne pour Une visite au Louvre en 2003 ; deux films pour le tableau de Cézanne La vieille au chapelet : un film de Renoir, Madame Bovary, un film des Straub, Cézanne).

Joachim Gasquet, poète de vingt-trois ans, rencontre Cézanne en 1895, à Aix en Provence. Celui-ci a cinquante-sept ans.

« Farouche, le carnier au dos, le chapeau sur les yeux, rasant les murs, il finit, devant l’insulte appuyée des regards, par éviter le cours Mirabeau où demeurait sa mère pourtant… »
Gasquet devient le confident de Cézanne et lui consacre un livre fidèle et lyrique dans lequel il transcrit les paroles du peintre : péremptoire, passionné, désespéré de son époque. Le film reprend ces paroles du peintre devant le motif.
Cézanne peignait par la plus grande des nécessités, de manière vitale ; les Straub filment de cette même manière.
Alors la rencontre est étrange, forte des mots de Cézanne et des réminiscences des Straub, forte de sensations peu communes, par un acharnement à réduire la matière filmique à la limite de la visibilité, de la lisibilité, en rupture avec toute habitude des enchaînements. Les longs plans fixes s’entraînent les uns aux autres comme un hasard, coup de dé, se juxtaposent, s’entrechoquent et se répètent. Mais ce hasard ne se situe pas dans l’improvisation ; rien n’est plus élaboré, calculé, stylisé qu’un film des Straub. Le hasard se situe dans les strates de vie que porte le « motif » (motif, à la fois le lieu et le prétexte). Cette position est aussi celle de Godard : le film porte les traces de ceux qui le font et les traces des lieux géographiques (« Il y a toujours des cadavres sous une colline » dit Jean-Marie Straub). Le film porte une histoire qui le dépasse et il est vital, non pas de restituer, mais d’en rendre compte par une certaine vacation du regard, un doute, en éliminant tout faux-semblant (le jeu des acteurs, leur ton de voix « sur-articulé » sont les signes les plus évidents de cette volonté de rupture avec un cinéma de séduction).
Faire un film sur Cézanne, c’est faire Cézanne qui ferait un film. C’est se mettre sur une voie blanche, repartir à zéro.
La logique de construction du film intègre le sens des paroles du peintre sur le motif :
" Si j’ai la moindre distraction, la moindre défaillance, surtout si j’interprète trop un jour, si une théorie aujourd’hui m’emporte qui contrarie celle de la veille, si je pense en peignant, si j’interviens, patatras ! Tout fout le camp.
- Comment si vous intervenez ?
-L’artiste n’est qu’un réceptacle de sensations, un cerveau, un appareil enregistreur. S’il intervient, s’il ose, lui, chétif, se mêler volontairement à ce qu’il doit traduire, il y infiltre sa petitesse. L’œuvre est inférieure."

Austère démarche, impérieuse, qui conduit Cézanne sur une voie solitaire pour laquelle « il ne voudrait plus qu’enserrer des tons justes dans des lignes exactes » (Gasquet).
Austère démarche des Straub pour lesquels un film est une lutte contre le mensonge qui s’empare du monde, contre la falsification, opérée de manière habituelle par les puissantes images qui nous dévorent, à l’encontre d’une véritable interprétation de la réalité, personnelle et irréductible.

Des extraits d’autres films s’insèrent dans le film : Madame Bovary de Jean Renoir et La mort d’Empédocle des Straub. Le premier apparaît à l’évocation de Flaubert par Cézanne à propos de son tableau La vieille au chapelet. Citation ? Hommage ? Simple rapprochement d’idées ? Et si ce long extrait, par sa durée inhabituelle qui peut paraître disproportionnée, était surtout, comme un fantôme, une manifestation de la présence du cinéma, archéologie semblable à l’archéologie picturale exercée par Cézanne sur la montagne Sainte-Victoire ? Une telle distance visible (le noir et blanc, le jeu entier, enthousiaste des acteurs, la joyeuse reconstitution des comices agricoles) n’a pas pour effet une quelconque documentation mais un retour sur une sensibilité oubliée au cinéma, celle des « coudées franches ». Le film de Renoir est aussi lointain qu’un tableau de Cézanne du point de vue de la perte que nous en éprouvons. L’extrait de Madame Bovary (film sur un roman dans un film sur la peinture) existe dans sa durée et son contexte, libéré du reste du film des Straub comme les tableaux de Cézanne y apparaissent de manière immobile dans une certaine durée (jamais parcourus, jamais détaillés). Les Straub ont-ils mis, avant les autres, le cinéma au Musée (Nous avons vu récemment Renoir père et fils exposés à la Cinémathèque Française, nous voyons aujourd’hui Godard au Centre Pompidou) ? Mais alors Musée imaginaire, mémoriel et introspectif.
Les deux autres extraits qui apparaissent dans Cézanne proviennent de La mort d’Empédocle réalisé trois ans auparavant (en Allemand) d’après Hölderlin.
Je la connaissais, oui, je l’avais apprise à fond, la vie de la Nature.
Comment devait-elle m’être encore sacrée, comme autrefois !
Les dieux m’étaient maintenant devenus serviteurs,
Moi seul était Dieu, et je le proclamai
En une insolente fierté.

Il s’agit aussi d’une perte et de la vanité d’Empédocle qui se jette dans l’Etna, de la fragilité de la vie d’un homme vivant selon la nature et dont la rupture avec cet équilibre a pour conséquence sa disparition librement consentie. La vérité a un prix. Comme Empédocle, Cézanne a le sentiment d’une disparition, d’un sacrifice. Si tu veux vivre, cesse de vivre (De la nuée à la résistance, 1979)
C’est aussi la position des Straub qui de film en film insistent sur le sacrifice, le prix à payer pour rester lucide, pour voir réellement, dans le refus de règles aliénantes.

Cézanne et Une visite au Louvre, deux films des Straub qui se renvoient l’un à l’autre, proposent tous deux une position semblable face au défi de filmer la peinture. Ils sont très loin de tous les films qui séduisent par leur capacité à flatter le regard en dévoilant les détails d’une œuvre, en la découpant, en la parcourant, en la rendant élastique par un ensemble de manipulations dans l’espace et le temps.
Pour les Straub, une seule solution est possible : un seul plan fixe du tableau entier, d’une durée insistante qui correspond à l’idée évoquée par la parole de Cézanne et qui est à la fois suffisante pour détacher le spectateur de toute habitude de prise en charge de son regard par le film. Le spectateur doit faire son travail. Mais il ne s’agit pas d’une vacation ni d’une délégation. Dans Cézanne, la photographie d’Henri Alekan est soignée, le tableau est souvent légèrement décadré par rapport à l’écran, comme dans Une visite au Louvre. Il est éclairé plutôt transversalement, sur son mur, dans son cadre épais et doré, dans « son jus ». La fixité ne réduit pas l’image à la reproduction de l’oeuvre. Il existe une intention forte de diriger le regard du spectateur, pas dans un parcours de lecture éventuel, mais vers une position intellectuelle de réception.
S’il existe une histoire du « filmer la peinture » (dont les Straub ne se revendiquent pas), leurs deux films sur Cézanne apportent des solutions esthétiques aussi radicales que l’ont fait en leurs temps les premiers films d’Emmer ou le Delvaux de Storck.

Apprendre, serait-ce retrouver un état de nature, se libérer de tout le poids de conventions ?
Le petit Ernesto de En rechâchant voit dans un globe terrestre à la fois un ballon de football, une pomme de terre et la Terre. Loin de l’appauvrir, son refus d’apprendre enrichit son rapport au monde de nouvelles possibilités. L’objet présent en classe peut être autre chose que ce que la convention scolaire lui désigne d’être. Ernesto fait appel à ses facultés pour assembler plusieurs expériences.
De la même façon, Danièle Huillet et Jean-Marie Straub font des films-mappemonde qu’on ne peut résoudre. Ils dérangent les habitudes; leur apparente réduction (l’économie des moyens, du nombre de plans, de la volonté de séduction) est en réalité une ouverture, un enrichissement, pour peu que le spectateur accepte le dérèglement de son regard. Position inconfortable, insoutenable pour certains, stimulante pour les autres, qui donne de toute façon à (se) réfléchir face à la définitive et coléreuse confrontation avec le monde contemporain qu’ils proposent dans chacun de leur film.
Apprendre, c’était aussi une préoccupation de Paul Cézanne qui se confiait à Joachim Gasquet :
« Moi, je voudrais avoir des élèves, un atelier, leur léguer mon amour, travailler avec eux, sans rien leur apprendre… Mais pas de cours, pas d’enseignement de la peinture… Le dessin passe encore, ça ne compte pas, mais la peinture, c’est en regardant soi-même les maîtres, la nature surtout, qu’on apprend, et en voyant peindre les autres… Mais tout cela, ce sont des rêves… Travaillons. »

F.G.
(texte paru dans la revue Zeuxis n° 24, juin-juillet 2006)

1 Les deux films de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, En rechâchant et Cézanne sont inclus en supplément DVD dans la revue cinéma/010 automne 2005 (éditions Léo Scheer)
Ils sont édités depuis 2009 par Philippe Lafosse aux Editions Montparnasse dans la collection dirigée par Patrick Leboutte Le geste cinématographique (Danièle Huillet et Jean-Marie Straub ; volume 4)