20/02/2011
Jean-Marie Drot
Qu’est-ce que la télévision est devenue, au regard de ce qu’elle a produit depuis son gros demi-siècle d’existence ? Le PAF aujourd’hui, quel malheur ! Divertissement à tout prix ! Une sorte de circuit fermé où les animateurs, d’une chaîne à l’autre, s’invitent les uns les autres dans leurs émissions, pour se forcer à rire (un public qui applaudit aux ordres), l’envahissement d’une novlangue (people-isation, stand up, star-bidule…), la peur de faire adulte ! C’est vraiment à pleurer de voir dans quelle moulinette nous sommes tombés (ah, regret d’une autre moulinette, celle de Jean-Christophe Averty !)
Tout n’est pas à jeter, il existe des émissions, fictions, magazines de qualité qui relèvent le niveau, mais dans la cacophonie des rires et applaudissements forcés, dans les calculs d’audimat, ils ne pèsent pas lourd. Cela me fait l’effet de devoir s’orienter dans un train fantôme, aspiré à droite à gauche par les éructations, visions colorées, toiles d’araignées, pour trouver enfin un peu de lumière. Ou alors tel un petit Poucet perdu dans la forêt, la grande difficulté étant de retrouver son chemin. Ces quelques images pour exprimer que dans le flux continu des médias télévisés ont disparu deux choses qui auraient pu devenir fondamentales d’une télévision publique : le temps et la pédagogie.
Le temps pris pour exposer et montrer en profondeur.
La pédagogie pour penser à tous les publics : non pas plaire à tout prix, mais enseigner (sans refuser un sentiment qui est aujourd’hui devenu tabou : l’admiration –qui n’est pas joie collective-). Pas besoin forcément de professeurs, mais de gens qui sont des passeurs.
Savez-vous ce qui dort dans les caves de l’Institut National de l’Audiovisuel ? Pas seulement les archives (toujours les mêmes) alimentant les « gafferies » des enfants de la télé ou celles illustrant les émissions historiques ou politiques.
Oui, dorment à l’INA les émissions littéraires de Pierre Dumayet ou celles sur l’art de Jean-Marie Drot, c’est-à-dire des heures de rencontres avec Louis Aragon, Michel Butor ou Roland Barthes, des déambulations avec Jean Cocteau, Alberto Giaccometti, Marcel Duchamp ou Man Ray. Autant de trésors d’intelligence et de partage qui sont des œuvres en elles-mêmes et dont je plaide l’existence intégrale. Il existe à la télévision la rediffusion de films de cinéma : proposons la rediffusion d’émissions de télévisions, traitées comme des œuvres, proposées dans leur intégralité et non comme archives dans lesquelles les émissions futures vont puiser à leur guise.
Jean-Marie Drot était de passage à Metz le 13 février : il a présenté avec émotion, devant une salle comble, trois de ses films de la série L’Art et les hommes, réalisés en 1958 et 1959 : A la recherche de Jacques Villon, L’œuvre gravée de Jacques Villon et Un dimanche à Vence avec Marc Chagall. Trois portraits chaleureux d’artistes dans lesquels on peut les voir au travail et s’exprimer sur leurs œuvres en cours de création (ce qui intéressait particulièrement les messins puisqu’il était question des vitraux que Villon a réalisés pour la cathédrale de Metz en 1957).
Cette série, L’Art et les hommes, contient plus de 80 films tournés avec les plus grands artistes de l’époque entre 1955 et le milieu des années 80.
Il y a urgence à reconnaître le travail de réalisateurs comme Jean-Marie Drot et qu’ils soient réinscrits dans le flux de la télévision publique de notre pays, oublieuse jusqu’ici de ses attaches et de sa propre culture.
Tout n’est pas à jeter, il existe des émissions, fictions, magazines de qualité qui relèvent le niveau, mais dans la cacophonie des rires et applaudissements forcés, dans les calculs d’audimat, ils ne pèsent pas lourd. Cela me fait l’effet de devoir s’orienter dans un train fantôme, aspiré à droite à gauche par les éructations, visions colorées, toiles d’araignées, pour trouver enfin un peu de lumière. Ou alors tel un petit Poucet perdu dans la forêt, la grande difficulté étant de retrouver son chemin. Ces quelques images pour exprimer que dans le flux continu des médias télévisés ont disparu deux choses qui auraient pu devenir fondamentales d’une télévision publique : le temps et la pédagogie.
Le temps pris pour exposer et montrer en profondeur.
La pédagogie pour penser à tous les publics : non pas plaire à tout prix, mais enseigner (sans refuser un sentiment qui est aujourd’hui devenu tabou : l’admiration –qui n’est pas joie collective-). Pas besoin forcément de professeurs, mais de gens qui sont des passeurs.
Jean-Marie Drot, 13 février 2011
Savez-vous ce qui dort dans les caves de l’Institut National de l’Audiovisuel ? Pas seulement les archives (toujours les mêmes) alimentant les « gafferies » des enfants de la télé ou celles illustrant les émissions historiques ou politiques.
Oui, dorment à l’INA les émissions littéraires de Pierre Dumayet ou celles sur l’art de Jean-Marie Drot, c’est-à-dire des heures de rencontres avec Louis Aragon, Michel Butor ou Roland Barthes, des déambulations avec Jean Cocteau, Alberto Giaccometti, Marcel Duchamp ou Man Ray. Autant de trésors d’intelligence et de partage qui sont des œuvres en elles-mêmes et dont je plaide l’existence intégrale. Il existe à la télévision la rediffusion de films de cinéma : proposons la rediffusion d’émissions de télévisions, traitées comme des œuvres, proposées dans leur intégralité et non comme archives dans lesquelles les émissions futures vont puiser à leur guise.
Jean-Marie Drot était de passage à Metz le 13 février : il a présenté avec émotion, devant une salle comble, trois de ses films de la série L’Art et les hommes, réalisés en 1958 et 1959 : A la recherche de Jacques Villon, L’œuvre gravée de Jacques Villon et Un dimanche à Vence avec Marc Chagall. Trois portraits chaleureux d’artistes dans lesquels on peut les voir au travail et s’exprimer sur leurs œuvres en cours de création (ce qui intéressait particulièrement les messins puisqu’il était question des vitraux que Villon a réalisés pour la cathédrale de Metz en 1957).
Cette série, L’Art et les hommes, contient plus de 80 films tournés avec les plus grands artistes de l’époque entre 1955 et le milieu des années 80.
Il y a urgence à reconnaître le travail de réalisateurs comme Jean-Marie Drot et qu’ils soient réinscrits dans le flux de la télévision publique de notre pays, oublieuse jusqu’ici de ses attaches et de sa propre culture.
16:48 Publié dans cinéma, rebonds | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : jean-marie drot, télévision, metz
06/02/2011
Arrêt sur image
Notre époque va vite. L’accélération du temps n’empêche pas le retour à la réalité, le terrain qui soudain explose, l’inattendu. La Tunisie, l’Egypte communiquant les désarrois de ceux qui sont les victimes réelles, éclairés par la communication universelle mais vivant un âge et un système qui ne sont pas en relation avec leurs aspirations. Légitimés à la vue de tous, oui, mais au prix d’un futur oubli, lorsque le spectacle aura lassé dans l’actualité où nous vivons tous en spectateurs ?
Quels remèdes à cela ? Les utopies disparues, les idéologies vacillantes ou trompeuses, que reste-t-il de l’avenir ? Vivre dignement, pouvoir espérer, c’est un retour juste à l’humain.
Mais qu’en est-il des tricheurs, des goinfres qui s’emparent du monde ? Dans ce cas ils se taisent. Prudence qui s’oppose aux corps perdus, aux dons de soi, aux cris qui effraient. Prudence et silence qui s’opposent par l’absence aux aspirations fondamentales et universelles des peuples à la justice.
Douglas Gordon a créé en 1993 une œuvre vidéo nommée 24 Hour Psycho. Il s’agit de la projection muette et ralentie sur 24 heures du film d’Alfred Hitchcock Psychose (Psycho,1960).
Le film dilaté, son effet sur le spectateur, la destruction par le temps du fameux suspense hitchcockien qui déjà opérait des dilatations temporelles (la scène du meurtre sous la douche), tout cela est le point de départ du roman de Don DeLillo, Point Oméga (Actes Sud, 2010).
DeLillo capte, par élimination, par réduction de la matière romanesque, ce que le contemporain a de vertigineux, de sidéré, c’est-à-dire l’arrivée à ce point oméga où tout, à la fois, s’accélère et se fige. Arrêt sur image qui peut rappeler (dans un autre registre) la fin de 2001 l’odyssée de l’espace de Stanley Kubrick, film-prophétie qui englobe toute l’histoire humaine passée et à venir en un seul mouvement.
Les personnages du roman de DeLillo tournent autour de cette diffraction du temps. Jim Finley est un jeune cinéaste qui veut réaliser un film-portrait du taciturne Richard Elster, universitaire à le retraite ayant travaillé pour le Pentagone à une certaine « loi de l’extinction » pendant la guerre d’Irak. Elster invite Finley en plein désert du sud des Etats-Unis, dans sa maison où ils sont rejoints par Jessie, la fille d’Elster . Celle-ci disparaît mystérieusement.
Tout est affaire de mesure : celle de l’espace, celle du temps, celles du mouvement et des relations humaines.
Extrait du début du livre :
« Le moindre mouvement de caméra provoquait un basculement profond de l’espace et du temps mais la caméra ne bougeait pas à cet instant-là. Anthony Perkins tourne la tête. C’était comme les nombres entiers. L’homme pouvait compter les gradations du mouvement de la tête d’Anthony Perkins. Anthony Perkins tourne la tête en cinq phases croissantes plutôt que dans un mouvement continu. C’était comme les briques d’un mur, qu’on peut dénombrer distinctement, pas comme le vol d’une flèche ou d’un oiseau. Là encore, ce n’était ni semblable à autre chose ni différent. La tête d’Anthony Perkins pivotant, interminablement, sur son long cou maigre.
Seule une intense observation ouvrait à une telle perception. »
Point Oméga serait une description de cet instant du monde où nous nous trouvons, employant une forme courte et l’énigme, mieux que l’accumulation des commentaires qui nous arrive chaque jour.
Quels remèdes à cela ? Les utopies disparues, les idéologies vacillantes ou trompeuses, que reste-t-il de l’avenir ? Vivre dignement, pouvoir espérer, c’est un retour juste à l’humain.
Mais qu’en est-il des tricheurs, des goinfres qui s’emparent du monde ? Dans ce cas ils se taisent. Prudence qui s’oppose aux corps perdus, aux dons de soi, aux cris qui effraient. Prudence et silence qui s’opposent par l’absence aux aspirations fondamentales et universelles des peuples à la justice.
Douglas Gordon a créé en 1993 une œuvre vidéo nommée 24 Hour Psycho. Il s’agit de la projection muette et ralentie sur 24 heures du film d’Alfred Hitchcock Psychose (Psycho,1960).
Le film dilaté, son effet sur le spectateur, la destruction par le temps du fameux suspense hitchcockien qui déjà opérait des dilatations temporelles (la scène du meurtre sous la douche), tout cela est le point de départ du roman de Don DeLillo, Point Oméga (Actes Sud, 2010).
DeLillo capte, par élimination, par réduction de la matière romanesque, ce que le contemporain a de vertigineux, de sidéré, c’est-à-dire l’arrivée à ce point oméga où tout, à la fois, s’accélère et se fige. Arrêt sur image qui peut rappeler (dans un autre registre) la fin de 2001 l’odyssée de l’espace de Stanley Kubrick, film-prophétie qui englobe toute l’histoire humaine passée et à venir en un seul mouvement.
Les personnages du roman de DeLillo tournent autour de cette diffraction du temps. Jim Finley est un jeune cinéaste qui veut réaliser un film-portrait du taciturne Richard Elster, universitaire à le retraite ayant travaillé pour le Pentagone à une certaine « loi de l’extinction » pendant la guerre d’Irak. Elster invite Finley en plein désert du sud des Etats-Unis, dans sa maison où ils sont rejoints par Jessie, la fille d’Elster . Celle-ci disparaît mystérieusement.
Tout est affaire de mesure : celle de l’espace, celle du temps, celles du mouvement et des relations humaines.
Extrait du début du livre :
« Le moindre mouvement de caméra provoquait un basculement profond de l’espace et du temps mais la caméra ne bougeait pas à cet instant-là. Anthony Perkins tourne la tête. C’était comme les nombres entiers. L’homme pouvait compter les gradations du mouvement de la tête d’Anthony Perkins. Anthony Perkins tourne la tête en cinq phases croissantes plutôt que dans un mouvement continu. C’était comme les briques d’un mur, qu’on peut dénombrer distinctement, pas comme le vol d’une flèche ou d’un oiseau. Là encore, ce n’était ni semblable à autre chose ni différent. La tête d’Anthony Perkins pivotant, interminablement, sur son long cou maigre.
Seule une intense observation ouvrait à une telle perception. »
Point Oméga serait une description de cet instant du monde où nous nous trouvons, employant une forme courte et l’énigme, mieux que l’accumulation des commentaires qui nous arrive chaque jour.
18:18 Publié dans cinéma, lectures improbables | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : cinéma, don delillo, point oméga, temps
01/02/2011
Un moment avec Jean-Marie Straub
On ne parlera jamais assez du cinéma des Straub, souvent ignoré par la critique car définitivement à l’écart des enjeux cachés des prescripteurs de cinéma.
Si Jean Vigo vivait aujourd’hui, son destin ne serait pas différent de celui qu’il a vécu: marginalisé et réduit à une caricature d’estime obligée. La prudence des prescripteurs ne maintient qu’une petite ligne de notoriété fondée sur la peur de se tromper, de rater quelque chose de la résistance de l’œuvre au temps et d’un retournement possible.
Ce qui est ignoré est que le cinéma puisse être aussi fort que la musique ou la littérature, que son emprise sur le spectateur puisse s’envisager autrement que comme une gentille relation fatiguée et passive.
Il semble que les temps ne soient plus à ces revendications véhémentes qui bousculaient les milieux artistiques des années soixante et soixante-dix. Un long processus mou aboutit aujourd’hui à l’émiettement des volontés, à une normalité mondialisée et à l’édification d’un mur entre l’art et la vie.
C’est ce que nous dit le cinéma singulier des Straub qui ne revendique rien d’autre que d’être ce qu’il est et d’être respecté comme tel. Aucune autre injonction que d’écouter, de voir : Cézanne, Bach, Schoenberg, Böll, Pavese. Ce qui suffit à déranger.
Si, comme on l’a entendu, Jean-Marie Straub peut passer pour une sorte de dictateur intellectuel, c’est sans doute à cause de quelques interventions tempétueuses, en public ou à la télévision, qui sont retenues à sa charge. Il est loin de la retenue bienséante exigée aujourd’hui, sur le modèle de ces émissions de télévision où colère et sincérité sont bannies. Mais le débat artistique réel a connu des moments autrement plus agités et passionnants et il est dommageable qu’aujourd’hui ce débat s’étiole. Il semble que le calcul prévaut, qui transfère à grande vitesse les idées et les intuitions artistiques en monnaie sonnante et trébuchante. Il est vrai que le contemporain a l’expérience de l’accélération du temps et de la mutation du territoire de l’artiste maudit en El Dorado (intuition et accusation assumée de Salvador Dali -Avida Dollar pour André Breton-).
Jean-Marie Straub a la colère de sa résistance.
JMS chez lui, à Paris, janvier 2011
Jean-Marie Straub poursuit son œuvre. Celle-ci sera projetée en sa présence à Metz, sa ville natale à partir du 11 mars prochain jusqu’au 3 avril. Projections, débats, conférences sont au programme.
A suivre…
Si Jean Vigo vivait aujourd’hui, son destin ne serait pas différent de celui qu’il a vécu: marginalisé et réduit à une caricature d’estime obligée. La prudence des prescripteurs ne maintient qu’une petite ligne de notoriété fondée sur la peur de se tromper, de rater quelque chose de la résistance de l’œuvre au temps et d’un retournement possible.
Ce qui est ignoré est que le cinéma puisse être aussi fort que la musique ou la littérature, que son emprise sur le spectateur puisse s’envisager autrement que comme une gentille relation fatiguée et passive.
Il semble que les temps ne soient plus à ces revendications véhémentes qui bousculaient les milieux artistiques des années soixante et soixante-dix. Un long processus mou aboutit aujourd’hui à l’émiettement des volontés, à une normalité mondialisée et à l’édification d’un mur entre l’art et la vie.
C’est ce que nous dit le cinéma singulier des Straub qui ne revendique rien d’autre que d’être ce qu’il est et d’être respecté comme tel. Aucune autre injonction que d’écouter, de voir : Cézanne, Bach, Schoenberg, Böll, Pavese. Ce qui suffit à déranger.
Si, comme on l’a entendu, Jean-Marie Straub peut passer pour une sorte de dictateur intellectuel, c’est sans doute à cause de quelques interventions tempétueuses, en public ou à la télévision, qui sont retenues à sa charge. Il est loin de la retenue bienséante exigée aujourd’hui, sur le modèle de ces émissions de télévision où colère et sincérité sont bannies. Mais le débat artistique réel a connu des moments autrement plus agités et passionnants et il est dommageable qu’aujourd’hui ce débat s’étiole. Il semble que le calcul prévaut, qui transfère à grande vitesse les idées et les intuitions artistiques en monnaie sonnante et trébuchante. Il est vrai que le contemporain a l’expérience de l’accélération du temps et de la mutation du territoire de l’artiste maudit en El Dorado (intuition et accusation assumée de Salvador Dali -Avida Dollar pour André Breton-).
Jean-Marie Straub a la colère de sa résistance.
JMS chez lui, à Paris, janvier 2011
Jean-Marie Straub poursuit son œuvre. Celle-ci sera projetée en sa présence à Metz, sa ville natale à partir du 11 mars prochain jusqu’au 3 avril. Projections, débats, conférences sont au programme.
A suivre…
19:08 Publié dans cinéma | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jean-marie straub, metz, cinéma