13/04/2013
Luciano Emmer
Luciano Emmer était réalisateur de cinéma. Pas très connu du grand public, mais reconnu dans les histoires du cinéma depuis la fin des années quarante. André Bazin, Henri Langlois, Jean Cocteau l'avaient découvert avec enthousiasme (voir Qu'est-ce que le cinéma? d'André bazin, ouvrage que tout étudiant en cinéma devrait lire, dans lequel il traite de cinéma et peinture).
Emmer était l'un des pères du film sur l'art. Ses films d'alors inspirèrent Alain Resnais débutant, mais aussi Jean Grémillon, Pierre Kast, bien d'autres qui s'essayèrent à cette confrontation féconde entre cinéma et art.
Pas encore considérée comme poussiéreuse, cette forme de cinéma, plus expérimentale qu'il n'y paraît aujourd'hui (il faudrait être ignare pour la rejeter sans la connaître), mais jamais difficile, a donné lieu à une vraie interrogation sur le cinéma, sur la place de l'art dans nos sociétés, sur la place de l'image et cette médiatisation, naissante alors, qui aujourd'hui ravage tous nos rapports à la réalité. Aberration: il est aujourd'hui des penseurs en téléologie (oiseaux de mauvaises augures) qui croient fermement à une inéluctable société de réseaux où la réalité immatérielle, affranchie de règles, permettrait de vivre indépendamment des autres sinon dans la nécessité de communiquer, simplement communiquer - ce qui est l'essentiel croient-ils, sans même dire quoi communiquer- et de vivre rapidement cette communication.
Mais tout peut s'arrêter. Ne jamais mettre tous ses oeufs dans le même panier. Savoir s'arrêter. Ne pas marcher sur la bestiole qu'on n'aura pas vu parce qu'on n'est plus capable de réellement voir le monde tel qu'il est, matériel, minuscule, immense, froid ou chaud, lent et vivant, occupé.
Ne pas penser qu'on est plus fort que l'enveloppe charnelle qui nous habille, qui nous mène et qui nous hante.
Ne pas céder, ne pas se mettre au service de ceux qui tirent les bénéfices, quoi qu'ils disent, ces minorités qui voudraient diriger le monde hors toute démocratie.
Bref, Luciano Emmer et ses films étaient et sont restés rebelles.
Il était un cinéaste essentiel, généreux et cynique en même temps.
Malgré lui, cette image de filmeur d'art lui est resté, mais il a été aussi le réalisateur de Dimanche d'août (son plus grand succès populaire), de Paris est toujours Paris, de Camilla, de La fille dans la vitrine, de beaux films où se sont révélés dans les années cinquante et soixante Marcello Mastroianni, Lucia Bose, Marina Vlady. Il est aussi l'inventeur de la publicité à la télévision italienne avec ses Carosello.
Et toujours des retours vers les films sur l'art: il filme Picasso à Vallauris en 1953, son Michel Ange date de 1966.
Sa filmographie est fourmillante, jamais maîtrisée (cela ne l'intéresse pas), il perd ses films, les retrouve, est imprévoyant quant à ses droits et finalement, comme il disait si souvent: "Je m'en fous éperdument!".
Je l'ai rencontré en 1997. Après avoir réalisé un film sur Henri Storck à Bruxelles (1994), je lui ai proposé un film sur lui. Storck et lui étaient les deux réalisateurs, avec Alain Resnais, que je souhaitais voir et filmer -idée folle mais la passion est une force de conviction-
Il m'a invité à Rome en juillet 97, sur le tournage de Bella di Notte (Belle de nuit), un portrait nocturne de la Galerie Borghese après sa restauration, magnifique musée où se côtoient Raphaël, Le Corrège, Le Caravage, Le Bernin, Léonard de Vinci et bien d'autres oeuvres rassemblées depuis le 16ème siècle par le cardinal Scipione Borghese et ses descendants jusqu'à Paolina Borghese, Pauline, la soeur de Napoléon, qui épousa Camille Borghese.
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Ce film marque un retour de Luciano Emmer au cinéma, à près de quatre-vingts ans, avec cette envie forte et magnifique de refaire des films après des années d'éclipse durant lesquelles il a tourné avec difficulté.
Belle de nuit correspond à une sorte de renaissance (dans les années qui suivirent, il réalisa trois films de long-métrage) et j'ai eu la chance de le connaître à ce moment-là, dans l'énergie de son film.
Après une nuit de juillet passée sur le tournage dans la Galerie Borghese déserte -incroyable impression de disposer des œuvres -, il m'avait donné rendez-vous le lendemain soir chez lui à Marino, dans les Monts Albains à une trentaine de kilomètres de Rome, dans les collines du Latium. C'est là, sur la terrasse de ce restaurant surplombant le lac, que j'ai filmé l'essentiel de mon futur film -je ne le savais pas encore, les tentatives de tournage suivantes et le montage seraient beaucoup plus difficiles- c'est là qu'a opéré la magie: tout fonctionne au-delà de notre espérance, une sorte de grâce s'installe qui fait tout réussir. Si bien que je crois détenir le meilleur entretien avec lui qui existe -je n'en ai vu aucun autre où il soit si disert, si détendu, si confiant-.
Faire un film, cela reste toujours une sorte de folie. On est seul. Il faut une croyance, un élan inconscient qui bouscule les obstacles... tant qu'on y croit.
Seul, peut-on faire le film? Bien sûr que non, mais seul on l'est quand même face à l'idée du film, qui lui préexiste. Je ne crois pas au désir collectif, je crois à l'auteur. Comme au peintre ou à l'écrivain. Ce n'est plus de mode aujourd'hui, l'auteur. Les marchands de tuyaux, la technique et la diffusion ont pris le pouvoir sur nos vies de "gloutons optiques".
J'ai mis ensuite deux ans à vouloir faire un film avec, sur Luciano Emmer. Retours ratés à Rome, essais de tournages catastrophiques, caprices ou colères de Luciano, j'étais perdu dans mes intentions jusqu'au jour où j'ai fait comme lui-même a fait: Basta! je fais le film quand même!*
Avec ce que j'avais.
J'ai redécouvert la magie de ces instants tournés, seul avec une petite caméra DV (quand même la pointe des caméras légères à l'époque), j'ai retrouvé l'enregistrement sonore que j'avais fait un jour avec lui, dans son jardin, sur une petite cassette avec un enregistreur que j'avais acheté six sous à la gare Termini avant de prendre le train pour Marino. Et j'ai imaginé le montage du film. Après avoir tout retranscrit, mis en ordre, j'ai collé tout cela sur de grandes feuilles assemblées en accordéon pour avoir cette impression visuelle nécessaire, une vue d'ensemble de mon matériel, sans aucune considération sur la qualité technique de ces enregistrements, comme un retour à mon rêve initial. La monteuse a pris le relais, j'en suis fort content, et le film s'est terminé, comme il est, plein de défauts et de qualités.
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Un film naît d'un rêve, d'une vision qui le rend évident, là, devant nos yeux, imaginé presque entièrement d'emblée, donné, offert, sorti d'on ne sait où. Cette première vision, je m'en suis rendu compte, il ne faut surtout pas la perdre de vue, elle doit présider tout le film, même si celui-ci sera au final très différent. C'est la pureté de l'intention, cette forme indéfinissable, sans forme car immatérielle. En poésie, ce serait la musique des mots qui précède l'écriture, le rêve qui vous réveille avec une envie impérieuse d'écrire à l'instant les mots venus, qui ne viennent pas, qui ne viendront décidément pas ou si peu, si décevants; Mais cette énergie restera un moment suffisante pour donner l'envie, la certitude d'y arriver.
Henri Storck m'a dit un jour quelle importance il portait à la sieste, même brève: un moment fécond (un de ses mots) où se cristallisent les idées, un moment créatif où le rêve est léger comme une plume. Les problèmes d'artistes s'y dénouent. Je veux bien le croire.
J'ai revu plus tard Luciano Emmer, au festival du film italien de Villerupt. La dernière fois à la sortie de la séance de L'acqua... il fuoco en 2004. Echange bref mais j'ai senti l'instant chaleureux comme sur cette terrasse au dessus du lac. L'homme avait maigri, il avait la peau diaphane que donne l'âge et parlait plus lentement.
Il m'a appelé plus tard au téléphone: dans ses souvenirs, il pensait que j'avais tourné une séquence avec lui dans son bureau où on le voyait montrant les photos avec lesquelles il avait réalisé son premier film avec Enrico Gras en 1939, Racconto da un affresco, d'après les fresques de Giotto à Padoue. Une rétrospective de ses films était organisée en Italie et il voulait que je lui envoie une copie de cette séquence.
En réalité, son souvenir était à moitié fidèle: nous avions projeté de tourner cette séquence mais cela n'a pas abouti. Rien ne reste que quelques images qu'il interrompt en colère: un tournage qui n'était pas bon, ni préparé suffisamment, ni matériellement acceptable (et j'en porte la responsabilité).
J'entends sa voix et sa déception. Un moment, au début du projet, après le premier tournage dans la Galerie Borghese, ce film l'avait aussi envahi: il m'envoyait de véritables séquences écrites de plusieurs pages, il souhaitait ce film sur lui. Mais cela ne pouvait pas être. Ce n'était plus mon film, ce n'était pas le film que je pouvais faire.
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Il a peut-être réussi à se raconter dans son tout dernier film, un film testamentaire et émouvant, Il pensiero, lo sguardo, la parola (2008).
Luciano Emmer est mort à quatre-vingt-onze ans à la suite d'un accident de voiture à Rome, le 16 septembre 2009.
*Basta ! Ci faccio un film: Luciano Emmer réalise ce film en 1990 pour exprimer son désir de continuer à faire du cinéma malgré tout, sans soutien.
14:55 Publié dans cinéma | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : luciano emmer, film sur l'art, cinéma