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29/10/2013

Félix Basin dort

Nous sommes en hiver 1915-1916 en Argonne, au Four de Paris, sur la crête du ravin intermédiaire.
Félix Basin dort. Il dort en première ligne.
Les bons poilus veillent et son ami le lieutenant Le Cor le surprend avec son Kodak.

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Il appartient à la première compagnie de mitrailleurs du 30ème régiment territorial d'infanterie. Sergent.
Appartient à cela et à cette guerre qui ne le lâche pas.
Félix Basin dort.
O Paris
Grand foyer chaleureux avec les tisons entrecroisés de tes rues et tes vieilles maisons qui se penchent au-dessus et se réchauffent
Comme des aïeules
Et voici des affiches, du rouge du vert multicolores comme mon passé bref du jaune
Jaune la fière couleur des romans de la France à l'Etranger.
J'aime me frotter dans les grandes villes aux autobus en marche
Ceux de la ligne Saint-Germain-Montmartre m'emportent à l'assaut de la Butte
Les moteurs beuglent comme les taureaux d'or
Les vaches du crépuscule broutent le Sacré-Cœur
O Paris*

Comme Blaise Cendrars il songerait à Paris, sa ville, au Cours de Vincennes où il demeure avec sa femme Hélène et sa fille Raymonde.

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Félix Basin exerce le métier de peintre-décorateur. Il est mobilisé depuis le 4 août 1914. Il sera démobilisé le 25 janvier 1919, après 54 mois de guerre dont 45 mois de tranchées sans interruption.
Félix Basin dort, la nuque appuyée sur la terre humide, le casque relevé. Il dort apaisé, oublié de la guerre. Derrière les sacs de sable et les barbelés, le ravin. Au-delà, la côte boisée est calme. A peine entend-on le canon au lointain, le répit est appréciable.
Félix dort, il ne devrait pas car de là où il est, il faudrait surveiller le ravin.
Seul.
Il y a les fleuves qui ne remontent pas leur cours
Il y a l'amour qui m'entraîne avec douceur
Il y avait un prisonnier boche qui portait sa mitrailleuse sur son dos
Il y a des hommes dans le monde qui n'ont jamais été à la guerre
Il y a des Hindous qui regardent avec étonnement les campagnes occidentales
Ils pensent avec mélancolie à ceux dont ils se demandent s'ils les reverront
car on a poussé très loin durant cette guerre l'art de l'invisibilité**

Comme Guillaume Apollinaire tout reviendrait dans un songe, il rêverait de l'amour.

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Mais la réalité est là-bas, derrière ces arbres maigrelets. Ses ennemis, ses semblables, peut-être observateurs sur la crête en face, comme lui, dorment en plein jour, épuisés.
Félix Basin dort. Il fait bon s'abandonner quand on le peut, quand on a lâché suffisamment de soi-même, quand on sait que tout peut s'arrêter là, qu'on ne peut être nulle part ailleurs et qu'on y est résigné.
Il en a déjà tant vu, il en verra encore, ces déchaînements démesurés, la mort, le sang la boue mêlés, les commandements absurdes.
Dans quelques semaines, ce sera Verdun.
Balistique et chimie se donnent la main dans un paysage de lune. Tout un vaste firmament de métal pèse sur la scène verdâtre. Et dans ce bouleversement, çà et là, accroupis dans les trous, entre deux cadavres, derrière un caillou, ou bien pliés dans un bout de tranchée, se tiennent les Poilus, les Poilus: des hommes déchiquetés dans leurs pensées et dans leurs chairs, avec de maigres faces noires sur des jambes en coup de bâtons, tout gonflés de musettes et de grenades, tout informes dans une étrange absence de sens, sourds, aveugles, muets, les mains crispées sur un fusil en feu, bavant de salives et de larmes lacrymogènes, vagues morceaux de vie, tessons, vides, stupides et insensibles, automatiques, à demi-ensevelis, à demi-vivants, à demi-morts:
Les poilus!***

Félix Basin dort.
En avril 1916, son régiment sera envoyé à Verdun, Côtes 309 et 310, puis à Mort-Homme.

* Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France; Blaise Cendrars, 1913
** poème Il y a dans Calligrammes; Guillaume Apollinaire, 1918
*** Les Poilus; Joseph Delteil, 1926

Félix Basin (1876-1949) laisse de sa guerre ses mémoires, des photographies, des dessins et aquarelles ainsi que divers documents (livret militaire, journaux, programmes de concerts aux armées, etc.).
Ces documents n'ont jamais été édités.

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