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30/07/2011

Tout Victor Hugo

Je possède (enfin en suis dépositaire) les œuvres complètes de Victor Hugo, transmission familiale modeste, dans une édition populaire illustrée en dix volumes (Ollendorff, vers 1910), sous mes yeux depuis toujours, à la fois décor et référence : témoin de l’attachement culturel, historique et républicain, de la connaissance entendue des grands poètes de langue française, de ce que l’école républicaine a su apporter aux générations qui m’ont précédé (la vénération du grand homme, le père Hugo).

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Tout Victor Hugo, c’est une somme considérable, une montagne à franchir, un legs exceptionnel aux républicains de tous poils qui peuplent ce pays, et toute la lyre. Cela contient la promesse de tout lire, mais qui a tout lu ?
Je contemple régulièrement ces livres, avec reconnaissance (pour mes parents), avec gourmandise (regard entendu, bien sûr, je connais, j’apprécie), j’y picore à mes moments perdus, mais jamais n’y suis entré sérieusement. Il faut dire que l’œuvre est intimidante par son volume et que ces grands livres contiennent des pages et des pages écrites en petit caractères. Je me trouve comme la plupart des prétentieux que nous sommes qui n’admettent pas ne pas connaître ce qu’ils n’ont qu’effleuré. Mais oui, qui admet aujourd’hui, parmi les personnes un peu instruites, n’avoir pas lu Hugo, Flaubert, Balzac, Zola, Proust (j’en passe, des modernes et des classiques) sinon une ou deux œuvres ou quelque digest en vue d’un examen ?

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L’aveu d’ignorance nous est devenu insupportable. Certains croient même sincèrement connaître ce qu’ils ignorent (Zadig et Voltaire !). Je me méfie des bibliothèques trop bien garnies (untel présentateur de télévision, lors d’une émission à sa gloire, présentait des mètres de collections complètes dans les couloirs de sa demeure). Il faut dire que tout est fait pour nous faire croire que nous ne sommes pas ignorants: la télévision lorsqu’elle nous sert des kilomètres de fausse culture vulgarisée tout en nous faisant des clins d’œil en pseudo-complicité (primauté au énième degré alors qu’on ignore le premier degré), la publicité, les magazines.

Pour Hugo : j’ouvre le tome VIII contenant en fin d’ouvrage son Testament littéraire (1875). J’y lis :
Je veux qu’après ma mort tous mes manuscrits non publiés, avec leurs copies, s’il en existe, et toutes les choses écrites de ma main que je laisserai, de quelque nature qu’elles soient, je veux, dis-je, que tous mes manuscrits sans exception, et quelle qu’en soit la dimension, soient réunis (…). Lesdits manuscrits peuvent être classés en trois catégories :
Premièrement, les œuvres tout à fait terminées ;
Deuxièmement, les œuvres commencées terminées en partie, mais non achevées ;
Troisièmement, les ébauches, fragments, idées éparses, vers ou prose, semées ça et là, soit dans mes carnets, soit sur feuilles volantes.
(…) Indépendamment de ces trois catégories de publication, mes trois amis (auxquels Hugo donne la charge de mettre en œuvre ce testament), dans le cas où l’on jugerait à propos de publier mes lettres après ma mort, sont expressément chargés par moi de cette publication, en vertu du principe que les lettres appartiennent, non à celui qui les a reçues, mais à celui qui les a écrites.

Le grand Hugo a tout prévu. Certes on peut contester qu’une lettre appartient à celui qui l’écrit et non à son destinataire : cela fait un peu pingre, tout de même, et même rend peu sincère la missive après coup (qu’en est-il des lettres d’amour ?). Avoir à ce point la conscience de sa propre importance est peu commun, mais il s’agit de Victor Hugo, tout de même et ne nions pas son immense talent d’écrivain et d’homme public, engagé dans son siècle, ni ne contestons ses funérailles nationales ! (mon ironie ne vaut que par la reconnaissance que je lui porte)
Joseph Delteil (revenons-y), vers la fin de sa vie, a publié ses œuvres complètes : il n’a gardé que six romans et telle est sa sentence :

Tout Delteil en un seul volume ! Et tout le reste au feu ! Je désavoue donc et tiens pour nul et non avenu tout autre ouvrage ou texte de moi que ceux qui composent le présent recueil ; et en ce qu’il m’appartient, j’en interdis à jamais la vente ou la réimpression. En fait, je condamne ainsi et détruis sans vergogne à peu près les trois quarts de mon œuvre. Tel est mon testament !

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Bien sûr c’est aussi avoir conscience de son importance que tailler ainsi dans le vif (orgueil, quand tu nous prends !) mais au moins cela laisse-t-il l’amateur aux joies de la transgression (j’en suis) et au plaisir de chercher et lire les œuvres ainsi interdites (sous le manteau ? Non, elles sont rééditées en partie) .
Qui connaît Delteil aura saisi que l’injonction était avant tout poétique.

Que reste-t-il d’une œuvre ?
De la liste presque infinie des humains ayant vécu sur Terre avant nous, il ne reste que peu de choses, quelques traces qui flottent un peu selon la postérité, avant de s’effacer tout à fait. Ce n’est qu’une question de temps. La vanité est nécessaire, elle ne dure qu’un instant, le temps que chacun pèse sa propre existence en regard de celle des autres, ceux qui ont laissé quelque trace. Cela suffit sans doute à notre bonheur.
Mais ces hommes au legs culturel, qui mettent un peu d’ordre dans leurs affaires, sentant leur fin approcher, ont quelque chose des animaux d’une fable de La Fontaine : désuets au regard du monde actuel(1). Leur œuvre s’est détachée d’eux. Que pensons-nous que deviennent aujourd’hui les œuvres ? Qu’elles restent scotchées dans une grande mémoire universelle (aujourd’hui semblant permise par internet et la communication de masse) ? Que rien ne se perd plus aujourd’hui, le moindre écrit, la plus petite image ? Que tout est potentiellement immortel et cloné, digéré ?
Mais non, ce n’est pas vrai, on en revient à cette croyance de tout connaître sans avoir rien approché, aux certitudes qui mènent aux catastrophes. En réalité, on ne peut connaître que ce qu’on a approché, senti, touché, vécu de l’intérieur, sans filtre, sauvagement, paléolithiquement !

(1) La Fontaine reste bien sûr beaucoup plus astucieux que l’image d’Epinal faite de ses fables: lisez ce texte de Louis Marin, Le pouvoir du récit (dans Le récit est un piège, éd. De Minuit ; 1978)

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