28/05/2012
117 ans
à Philippe Lafosse
117 ans.
Comment?
117 ans. T’as 117 ans, me dit JMS alors que nous nous quittions, dans ce café vers minuit, répondant à ma remarque mièvre qu’il sera toujours ici chez lui, bienvenu, qu’on aura toujours plaisir à l’accueillir, de le revoir au pays…
Lui en a 267, dit-il. Cinquante de plus que l’année dernière.
117 ans… peut-être nous voyons-nous pour la dernière fois.
Une de ces journées où tout avance vite. Sans regret cela déroule, avec un surplus de vie même si rien de nouveau, au fond, que le temps qui défile, une journée plus dense que les autres, plus tendue, plus complète, avec des dessous les apparences, un poids.
117 ans. Je suis né avec le cinéma. Cela me fait plaisir.
JMS protestait de n’être pas écrivain. Il était pourtant là, dans la vraie librairie qui porte un nom d’indien, il était là à présenter le livre d’un autre qui vient à peine de mourir trop jeune. Le livre d’écrits de JMS mais porté par Philippe qui n’était pas là, qui aurait dû l’être mais qui était allongé mourant.
Un livre qui raconte les films que JMS a faits avec Danièle, avec Renato, William, Barbara. Un livre sur le travail.
La fidélité et les sentiments, cela fait partie du travail. Le travail qui est le travail, qui n’a rien à voir avec la profession. C’est de la pâte, du temps, de la sueur, de la vie. Ca se mesure mal, que le temps qui passe qui permet la reconnaissance qui n’exclut rien ni même les cris la colère la tendresse. Ni la difficulté l’exigence l’intellect.
Et au cinéma ?
La ville le soir il faisait chaud les terrasses débordaient –ce qui est nouveau ici- les rues une tension l’alcool les jeunes qui ne vont pas au cinéma ? Les rues le soir au centre-ville semblables et différentes d’autrefois.
On se plaignait d’une ville morte. Ce n’est pas vraiment très différent passé le moment d’excitation de défoulement la ville est morte pour ceux qui ne la portent pas, qui ne la poétisent pas. La ville est morte pour ceux qui ne participent pas qui ne peuvent pas participer.
J’ai vu JMS curieux s’arrêtant curieux des autres sortant une pièce de son porte-monnaie pour celui qui attendait là par terre vaincu.
Et le cinéma ?
La qualité d’un film, sa résistance à l’usure, au temps ne se mesurent pas au nombre de ses spectateurs. Si tu es persuadé que JMS a réalisé une des œuvres les plus importantes de l’histoire du cinéma, sois satisfait d’avoir été présent ce soir-là, avec ceux qui partagent ce sentiment dans la ville. Laisse à l’avenir la construction de l’imagier, aux médiateurs futurs de préparer la sauce, aux responsables culturels le soin de savonner la planche sur laquelle, dans un sens ou dans l’autre, sera mis en orbite ou coulée la réputation la notoriété le regard digéré sur une œuvre son prix.
Mais les films ?
Ce que je vois, c’est comme des pages qui tournent : je connais le début, je suis l’histoire, je goûte chaque phrase nouvelle. N’attends pas de jugement.
Je me souviens de cette idée de la vie inversée lorsqu’on naît très vieux et qu’on disparaît en naissant. J’ai 117 ans.
117 ans.
Comment?
117 ans. T’as 117 ans, me dit JMS alors que nous nous quittions, dans ce café vers minuit, répondant à ma remarque mièvre qu’il sera toujours ici chez lui, bienvenu, qu’on aura toujours plaisir à l’accueillir, de le revoir au pays…
Lui en a 267, dit-il. Cinquante de plus que l’année dernière.
117 ans… peut-être nous voyons-nous pour la dernière fois.
Une de ces journées où tout avance vite. Sans regret cela déroule, avec un surplus de vie même si rien de nouveau, au fond, que le temps qui défile, une journée plus dense que les autres, plus tendue, plus complète, avec des dessous les apparences, un poids.
117 ans. Je suis né avec le cinéma. Cela me fait plaisir.
JMS protestait de n’être pas écrivain. Il était pourtant là, dans la vraie librairie qui porte un nom d’indien, il était là à présenter le livre d’un autre qui vient à peine de mourir trop jeune. Le livre d’écrits de JMS mais porté par Philippe qui n’était pas là, qui aurait dû l’être mais qui était allongé mourant.
Un livre qui raconte les films que JMS a faits avec Danièle, avec Renato, William, Barbara. Un livre sur le travail.
La fidélité et les sentiments, cela fait partie du travail. Le travail qui est le travail, qui n’a rien à voir avec la profession. C’est de la pâte, du temps, de la sueur, de la vie. Ca se mesure mal, que le temps qui passe qui permet la reconnaissance qui n’exclut rien ni même les cris la colère la tendresse. Ni la difficulté l’exigence l’intellect.
Et au cinéma ?
La ville le soir il faisait chaud les terrasses débordaient –ce qui est nouveau ici- les rues une tension l’alcool les jeunes qui ne vont pas au cinéma ? Les rues le soir au centre-ville semblables et différentes d’autrefois.
On se plaignait d’une ville morte. Ce n’est pas vraiment très différent passé le moment d’excitation de défoulement la ville est morte pour ceux qui ne la portent pas, qui ne la poétisent pas. La ville est morte pour ceux qui ne participent pas qui ne peuvent pas participer.
J’ai vu JMS curieux s’arrêtant curieux des autres sortant une pièce de son porte-monnaie pour celui qui attendait là par terre vaincu.
Et le cinéma ?
La qualité d’un film, sa résistance à l’usure, au temps ne se mesurent pas au nombre de ses spectateurs. Si tu es persuadé que JMS a réalisé une des œuvres les plus importantes de l’histoire du cinéma, sois satisfait d’avoir été présent ce soir-là, avec ceux qui partagent ce sentiment dans la ville. Laisse à l’avenir la construction de l’imagier, aux médiateurs futurs de préparer la sauce, aux responsables culturels le soin de savonner la planche sur laquelle, dans un sens ou dans l’autre, sera mis en orbite ou coulée la réputation la notoriété le regard digéré sur une œuvre son prix.
Mais les films ?
Ce que je vois, c’est comme des pages qui tournent : je connais le début, je suis l’histoire, je goûte chaque phrase nouvelle. N’attends pas de jugement.
Je me souviens de cette idée de la vie inversée lorsqu’on naît très vieux et qu’on disparaît en naissant. J’ai 117 ans.
18:10 Publié dans cinéma, vu d'ici | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : cinéma, jean-marie straub, philippe lafosse
06/02/2011
Arrêt sur image
Notre époque va vite. L’accélération du temps n’empêche pas le retour à la réalité, le terrain qui soudain explose, l’inattendu. La Tunisie, l’Egypte communiquant les désarrois de ceux qui sont les victimes réelles, éclairés par la communication universelle mais vivant un âge et un système qui ne sont pas en relation avec leurs aspirations. Légitimés à la vue de tous, oui, mais au prix d’un futur oubli, lorsque le spectacle aura lassé dans l’actualité où nous vivons tous en spectateurs ?
Quels remèdes à cela ? Les utopies disparues, les idéologies vacillantes ou trompeuses, que reste-t-il de l’avenir ? Vivre dignement, pouvoir espérer, c’est un retour juste à l’humain.
Mais qu’en est-il des tricheurs, des goinfres qui s’emparent du monde ? Dans ce cas ils se taisent. Prudence qui s’oppose aux corps perdus, aux dons de soi, aux cris qui effraient. Prudence et silence qui s’opposent par l’absence aux aspirations fondamentales et universelles des peuples à la justice.
Douglas Gordon a créé en 1993 une œuvre vidéo nommée 24 Hour Psycho. Il s’agit de la projection muette et ralentie sur 24 heures du film d’Alfred Hitchcock Psychose (Psycho,1960).
Le film dilaté, son effet sur le spectateur, la destruction par le temps du fameux suspense hitchcockien qui déjà opérait des dilatations temporelles (la scène du meurtre sous la douche), tout cela est le point de départ du roman de Don DeLillo, Point Oméga (Actes Sud, 2010).
DeLillo capte, par élimination, par réduction de la matière romanesque, ce que le contemporain a de vertigineux, de sidéré, c’est-à-dire l’arrivée à ce point oméga où tout, à la fois, s’accélère et se fige. Arrêt sur image qui peut rappeler (dans un autre registre) la fin de 2001 l’odyssée de l’espace de Stanley Kubrick, film-prophétie qui englobe toute l’histoire humaine passée et à venir en un seul mouvement.
Les personnages du roman de DeLillo tournent autour de cette diffraction du temps. Jim Finley est un jeune cinéaste qui veut réaliser un film-portrait du taciturne Richard Elster, universitaire à le retraite ayant travaillé pour le Pentagone à une certaine « loi de l’extinction » pendant la guerre d’Irak. Elster invite Finley en plein désert du sud des Etats-Unis, dans sa maison où ils sont rejoints par Jessie, la fille d’Elster . Celle-ci disparaît mystérieusement.
Tout est affaire de mesure : celle de l’espace, celle du temps, celles du mouvement et des relations humaines.
Extrait du début du livre :
« Le moindre mouvement de caméra provoquait un basculement profond de l’espace et du temps mais la caméra ne bougeait pas à cet instant-là. Anthony Perkins tourne la tête. C’était comme les nombres entiers. L’homme pouvait compter les gradations du mouvement de la tête d’Anthony Perkins. Anthony Perkins tourne la tête en cinq phases croissantes plutôt que dans un mouvement continu. C’était comme les briques d’un mur, qu’on peut dénombrer distinctement, pas comme le vol d’une flèche ou d’un oiseau. Là encore, ce n’était ni semblable à autre chose ni différent. La tête d’Anthony Perkins pivotant, interminablement, sur son long cou maigre.
Seule une intense observation ouvrait à une telle perception. »
Point Oméga serait une description de cet instant du monde où nous nous trouvons, employant une forme courte et l’énigme, mieux que l’accumulation des commentaires qui nous arrive chaque jour.
Quels remèdes à cela ? Les utopies disparues, les idéologies vacillantes ou trompeuses, que reste-t-il de l’avenir ? Vivre dignement, pouvoir espérer, c’est un retour juste à l’humain.
Mais qu’en est-il des tricheurs, des goinfres qui s’emparent du monde ? Dans ce cas ils se taisent. Prudence qui s’oppose aux corps perdus, aux dons de soi, aux cris qui effraient. Prudence et silence qui s’opposent par l’absence aux aspirations fondamentales et universelles des peuples à la justice.
Douglas Gordon a créé en 1993 une œuvre vidéo nommée 24 Hour Psycho. Il s’agit de la projection muette et ralentie sur 24 heures du film d’Alfred Hitchcock Psychose (Psycho,1960).
Le film dilaté, son effet sur le spectateur, la destruction par le temps du fameux suspense hitchcockien qui déjà opérait des dilatations temporelles (la scène du meurtre sous la douche), tout cela est le point de départ du roman de Don DeLillo, Point Oméga (Actes Sud, 2010).
DeLillo capte, par élimination, par réduction de la matière romanesque, ce que le contemporain a de vertigineux, de sidéré, c’est-à-dire l’arrivée à ce point oméga où tout, à la fois, s’accélère et se fige. Arrêt sur image qui peut rappeler (dans un autre registre) la fin de 2001 l’odyssée de l’espace de Stanley Kubrick, film-prophétie qui englobe toute l’histoire humaine passée et à venir en un seul mouvement.
Les personnages du roman de DeLillo tournent autour de cette diffraction du temps. Jim Finley est un jeune cinéaste qui veut réaliser un film-portrait du taciturne Richard Elster, universitaire à le retraite ayant travaillé pour le Pentagone à une certaine « loi de l’extinction » pendant la guerre d’Irak. Elster invite Finley en plein désert du sud des Etats-Unis, dans sa maison où ils sont rejoints par Jessie, la fille d’Elster . Celle-ci disparaît mystérieusement.
Tout est affaire de mesure : celle de l’espace, celle du temps, celles du mouvement et des relations humaines.
Extrait du début du livre :
« Le moindre mouvement de caméra provoquait un basculement profond de l’espace et du temps mais la caméra ne bougeait pas à cet instant-là. Anthony Perkins tourne la tête. C’était comme les nombres entiers. L’homme pouvait compter les gradations du mouvement de la tête d’Anthony Perkins. Anthony Perkins tourne la tête en cinq phases croissantes plutôt que dans un mouvement continu. C’était comme les briques d’un mur, qu’on peut dénombrer distinctement, pas comme le vol d’une flèche ou d’un oiseau. Là encore, ce n’était ni semblable à autre chose ni différent. La tête d’Anthony Perkins pivotant, interminablement, sur son long cou maigre.
Seule une intense observation ouvrait à une telle perception. »
Point Oméga serait une description de cet instant du monde où nous nous trouvons, employant une forme courte et l’énigme, mieux que l’accumulation des commentaires qui nous arrive chaque jour.
18:18 Publié dans cinéma, lectures improbables | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : cinéma, don delillo, point oméga, temps
01/02/2011
Un moment avec Jean-Marie Straub
On ne parlera jamais assez du cinéma des Straub, souvent ignoré par la critique car définitivement à l’écart des enjeux cachés des prescripteurs de cinéma.
Si Jean Vigo vivait aujourd’hui, son destin ne serait pas différent de celui qu’il a vécu: marginalisé et réduit à une caricature d’estime obligée. La prudence des prescripteurs ne maintient qu’une petite ligne de notoriété fondée sur la peur de se tromper, de rater quelque chose de la résistance de l’œuvre au temps et d’un retournement possible.
Ce qui est ignoré est que le cinéma puisse être aussi fort que la musique ou la littérature, que son emprise sur le spectateur puisse s’envisager autrement que comme une gentille relation fatiguée et passive.
Il semble que les temps ne soient plus à ces revendications véhémentes qui bousculaient les milieux artistiques des années soixante et soixante-dix. Un long processus mou aboutit aujourd’hui à l’émiettement des volontés, à une normalité mondialisée et à l’édification d’un mur entre l’art et la vie.
C’est ce que nous dit le cinéma singulier des Straub qui ne revendique rien d’autre que d’être ce qu’il est et d’être respecté comme tel. Aucune autre injonction que d’écouter, de voir : Cézanne, Bach, Schoenberg, Böll, Pavese. Ce qui suffit à déranger.
Si, comme on l’a entendu, Jean-Marie Straub peut passer pour une sorte de dictateur intellectuel, c’est sans doute à cause de quelques interventions tempétueuses, en public ou à la télévision, qui sont retenues à sa charge. Il est loin de la retenue bienséante exigée aujourd’hui, sur le modèle de ces émissions de télévision où colère et sincérité sont bannies. Mais le débat artistique réel a connu des moments autrement plus agités et passionnants et il est dommageable qu’aujourd’hui ce débat s’étiole. Il semble que le calcul prévaut, qui transfère à grande vitesse les idées et les intuitions artistiques en monnaie sonnante et trébuchante. Il est vrai que le contemporain a l’expérience de l’accélération du temps et de la mutation du territoire de l’artiste maudit en El Dorado (intuition et accusation assumée de Salvador Dali -Avida Dollar pour André Breton-).
Jean-Marie Straub a la colère de sa résistance.
JMS chez lui, à Paris, janvier 2011
Jean-Marie Straub poursuit son œuvre. Celle-ci sera projetée en sa présence à Metz, sa ville natale à partir du 11 mars prochain jusqu’au 3 avril. Projections, débats, conférences sont au programme.
A suivre…
Si Jean Vigo vivait aujourd’hui, son destin ne serait pas différent de celui qu’il a vécu: marginalisé et réduit à une caricature d’estime obligée. La prudence des prescripteurs ne maintient qu’une petite ligne de notoriété fondée sur la peur de se tromper, de rater quelque chose de la résistance de l’œuvre au temps et d’un retournement possible.
Ce qui est ignoré est que le cinéma puisse être aussi fort que la musique ou la littérature, que son emprise sur le spectateur puisse s’envisager autrement que comme une gentille relation fatiguée et passive.
Il semble que les temps ne soient plus à ces revendications véhémentes qui bousculaient les milieux artistiques des années soixante et soixante-dix. Un long processus mou aboutit aujourd’hui à l’émiettement des volontés, à une normalité mondialisée et à l’édification d’un mur entre l’art et la vie.
C’est ce que nous dit le cinéma singulier des Straub qui ne revendique rien d’autre que d’être ce qu’il est et d’être respecté comme tel. Aucune autre injonction que d’écouter, de voir : Cézanne, Bach, Schoenberg, Böll, Pavese. Ce qui suffit à déranger.
Si, comme on l’a entendu, Jean-Marie Straub peut passer pour une sorte de dictateur intellectuel, c’est sans doute à cause de quelques interventions tempétueuses, en public ou à la télévision, qui sont retenues à sa charge. Il est loin de la retenue bienséante exigée aujourd’hui, sur le modèle de ces émissions de télévision où colère et sincérité sont bannies. Mais le débat artistique réel a connu des moments autrement plus agités et passionnants et il est dommageable qu’aujourd’hui ce débat s’étiole. Il semble que le calcul prévaut, qui transfère à grande vitesse les idées et les intuitions artistiques en monnaie sonnante et trébuchante. Il est vrai que le contemporain a l’expérience de l’accélération du temps et de la mutation du territoire de l’artiste maudit en El Dorado (intuition et accusation assumée de Salvador Dali -Avida Dollar pour André Breton-).
Jean-Marie Straub a la colère de sa résistance.
JMS chez lui, à Paris, janvier 2011
Jean-Marie Straub poursuit son œuvre. Celle-ci sera projetée en sa présence à Metz, sa ville natale à partir du 11 mars prochain jusqu’au 3 avril. Projections, débats, conférences sont au programme.
A suivre…
19:08 Publié dans cinéma | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jean-marie straub, metz, cinéma