30/10/2010
Mélancolie
Elle : - Regarde, j’attends….
Lui : - Tu attends quoi ? Tu ne vois pas que le monde est en marche, qu’il n’y a pas de temps à perdre ? L’important, ici-bas, c’est de ne pas s’arrêter, quelle vanité !
Elle : - Quelle vanité ? Tu es la vanité ! Toute chose est immobile, à la fin. Le mouvement est une illusion. Si je m’arrête, c’est que je vois bien que rien d’autre ne sert à rien.
Lui : - Mais cesse donc de me regarder avec ton air sévère et tes yeux dans le vague. Tu n’as rien compris, tu n’es qu’une image. Une vieille image. D’ailleurs tu ne vois pas qu’il y a quelque chose qui cloche ? D’où provient la lumière ? Tout en toi n’est que mental. Tu n’es qu’un rêve.
Elle : - C’est vrai, je suis un rêve, et toi tu es un songe… Tu n’es que mon spectateur agité ! Je n’ai pas besoin de toi pour exister.
Lui : - Mais quand même, ne vois-tu pas la menace ? S’éloigne-t-elle ou approche-t-elle ? Il y a, dans le fond, un paysage qui me ressemble, qui ressemble à la vie que je mène. D’ailleurs tu ne connais plus notre monde, d’apparence tranquille : il faut s’y battre.
Elle : - S’y battre, dis-tu. Réellement ? Il me semblait au contraire que tout était calme, apaisé. Mais peut-être que ce n’est, encore une fois, que d’apparence. Ton monde semble triste et ennuyeux. Tu n’attends rien, tu passes sans me voir… Même dans ce Musée où je suis, les gens ne s’arrêtent que le temps de vérifier mes dates, mon auteur, qu’on leur explique ce que je suis avec leur appareil qui parle tout seul…
Lui : - Leur audioguide…
Elle : - Ils ne voient pas réellement. C’est pourquoi je t’ai appelé.
Lui : - Pourquoi moi ? Je ne fais que passer…
Elle : - Pas que toi. Tous les visiteurs, mais la plupart n’écoutent pas, ne voient pas. Ils sont trop pressés
Lui : - Je ne sais pas où tu veux en venir.
Elle : - Je suis faite pour un désir. Pas celui auquel tu aimerais penser. Regarde bien : ne vois-tu pas toute chose ? Regarde bien, prends le temps, je ne m’adresse qu’à toi, tu es le seul.
Lui : - Sorcière ! Tes ailes d’ange ne me dupent pas. N’insiste pas, je m’en vais.
Elle : - Le peux-tu encore ? Je resterai dans ta mémoire . J’aurai fait mon travail. Je le fais depuis près de cinq siècles. Je serai là après ta mort.
Lui : - Bon, mon portable qui sonne… Désolé, mais on va en rester là. Je repasserai un de ces jours. D’ailleurs ce n’est pas la première fois que je viens, tu sais, je t’ai déjà vue.
Elle : - Je reste là, je t’attends.
Lui : - Et arrange-toi d’ici là : ta couronne d’épines est de travers…
Mélancolie, 1532, par Lucas Cranach l'Ancien (Musée d'Unterlinden - Colmar)
15:33 Publié dans lectures improbables | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : mélancolie, musée, colmar, cranach l'ancien
27/10/2010
Sirènes
Sur la façade nord de la cathédrale de Metz se trouve un bas-relief du XIIIème siècle délicatement sculpté de draperies, de motifs décoratifs et floraux contenant les représentations d’un bestiaire médiéval : dragons, griffons, animaux hybrides, sirènes, personnages grotesques.
Parmi elles, une sirène à double queue attend.
Figure qu’on retrouve aussi aux Musées de la Cour d’Or , peinte sur les planches du plafond de l’hôtel du Voué, maison patricienne du XIIIème siècle.
De face, avec un léger sourire, que nous cache-t-elle, cette sirène de la cathédrale qui semble à la fois en représentation (altière, tranquille) et dans une provocation (sa présence en ce lieu, offerte à la vue de tous) ?
Apparemment innocente certes, charmeuse figure d’un imaginaire aujourd’hui disparu, elle est la double tentation (sexuelle et intellectuelle), la manifestation d’une assez discrète injonction qui n’est pas morale, mais somme toute assez pratique. Elle semble dire : toi qui passes par là, pour peu que tu me voies, méfie-toi de toi-même, de tes certitudes, réfléchis.
Comme toute sirène, c’est une vision. Persistante. Elle ne raconte pas d’histoire. Elle se propose, ne demande pas à la suivre, s’ennuie. C’est une figure philosophique.
Elle mériterait mieux que sa petite apparition, depuis sept siècles, dans ce lieu d’histoire (ce qui est déjà miraculeux). Elle mériterait d’être plus connue, de remplacer ce lassant Graoully (le dragon de Metz) dont on parle tant : elle est beaucoup plus fine, a beaucoup plus de sens (dans tous les sens).
Je suggère qu’elle devienne l’emblème de la ville.
Nouvelle gare de Metz, 1905 : l’empereur Guillaume II veut affirmer la présence impériale dans la ville annexée (présence militaire et religieuse). Dans la fastueuse partie de la gare qui lui est réservée (le Pavillon de l’Empereur), lourdement ornementée, que trouve-t-on ? Sur les chapiteaux des colonnes du vestibule, une figure qui rappelle étrangement notre petite sirène, attributs sexués en moins (les queues). Le geste y est, mais les mains tiennent des rubans. La jeune femme est habillée pour un bal, couronne, perles, motifs floraux.
Comment ne pas faire ce lien avec la sirène de la cathédrale, dans ce lieu néo-roman aux nombreux rappels médiévaux (qui justifient, aux yeux des Prussiens, l’appartenance de la ville à l’Empire) ?
Les sirènes
Saché-je d’où provient, Sirènes, votre ennui
Quand vous vous lamentez, au large, dans la nuit ?
Mer, je suis comme toi, plein de voix machinées
Et mes vaisseaux chantants se nomment les années
(Guillaume Apollinaire – Le Bestiaire)
21:17 Publié dans vu d'ici | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : sirène, metz