Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

07/11/2010

Des films, grands et petits

Tout film est une tentative, prélevée sur la complexité du réel, de construire un objet qui a du sens, de mener jusqu’à son terme la folie d’imposer un univers dans l’univers.
Il y a des films péremptoires, des films tyranniques. D’autres aimables et tendres. Il y en a de grands, il y en a de petits. Il y a des films d’auteurs (oui, il y a des auteurs !), il y a des films-machines, industriels. Il y a des films-matraques, il y a des films inaperçus. Il y a des films-impostures et des films-comme-de-l’eau-de-source.
La cinéphilie est morte lorsque personne n’a plus été capable d’appréhender le cinéma dans son ensemble, d’envisager de pouvoir assister aux projections de tous les films.
Comme pour les livres, comme pour la plupart des objets culturels, nous n’aurons peut-être plus le temps de régler notre vie sur quelques repères essentiels, sur une compréhension nette de l’univers et des personnes qui nous entourent, à proximité comme à distance.
Un mal pour un bien, peut-être. Nous sommes tous un peu perdus mais l’horizon est infiniment dégagé. Nous ne sommes plus que consommateurs mais nous avons une infinité de choix.
C’est à voir. Mouvements contradictoires : le monde s’élargit ou rétrécit ?

Parmi toutes les sorties cinématographiques de ces derniers temps, je retiens deux films et les conseille: Au fond des bois de Benoît Jacquot et La princesse de Montpensier de Bertrand Tavernier. Deux films français, culturellement attachés à la langue, à l’histoire et à la géographie.

au fond des bois.jpg


Dans le premier, Benoît Jacquot raconte l’histoire vraie du viol et de l’enlèvement de la fille d’un médecin de campagne par un vagabond, un être frustre et sale doté de quelques pouvoirs magiques de suggestion sur les personnes qu’il rencontre. Cela se passe au milieu du XIXème siècle dans le sud de la France. Ils vivent dans les bois pendant quelques semaines, survivant de rapines ou de l’hospitalité de familles paysannes. La jeune femme finit par connaître un attachement passionné pour ce vagabond, à la fois prisonnière farouche et protectrice, jusqu’au jour où il est arrêté et où la vie semble reprendre son cours normal.
Le film se construit sur ce face à face entre deux acteurs poussés à leurs limites (impressionnants Isild Le Besco et Nahuel Perez Biscayard) dans un décor naturel sauvage de forêts et de montagnes.
Un montage à la serpe, pas un poil de graisse pour ce film rugueux et profond, une bande-son et une musique fortes et décalées : Benoît Jacquot signe ainsi une sorte de déclaration d’amour pour le cinéma, véhicule de l’expression des sentiments les plus subtils et de la passion.
Injustement, ce film est passé trop subrepticement sur les écrans, écrasé par des succès qui ronronnent (le dernier Woody Allen) ou qui finissent par devenir de petites impostures tant ils flattent le spectateur (Des hommes et des dieux).

Bertrand Tavernier nous est indispensable. Toujours en mouvement, il signe son nouveau film comme en contre-pied à l’appauvrissement culturel assumé (le fameux « à quoi sert aujourd’hui de lire La princesse de Clèves ? » émanant du sommet de l’Etat). Il s’attaque donc à gros morceau : une nouvelle de Mme de La Fayette, cette fois consacrée au destin amoureux d’une femme de la noblesse du 16ème siècle déchirée entre un mari imposé et jaloux (le prince de Montpensier), un amour impossible (le duc de Guise) et un précepteur amoureux et déchu (un bon Lambert Wilson) sur fond d’intrigues de Cour et de guerres de religion.

montpensier2.jpg


Il s’y attaque en cinéaste confiant (trop ?) en la capacité du cinéma à évoquer un paysage et une situation aussi complexes. De même que sa confiance en ses acteurs trouve ici ses limites, ceux-ci semblant parfois perdus et sans repères (mais toujours vaillants) dans cet espace plein d’aventures (et de littérature). Entre reconstitution historique et interprétation assumée de l’histoire, il bute sur une complexité et sur des choix. Ce qu’avait, au moins en partie, réussi Patrice Chéreau dans La reine Margot (prendre un parti : celui du théâtre, prendre un ton : celui de l’exaltation des sentiments et des passions, voire l’outrance), Bertrand Tavernier ne le réussit pas, le film oscillant entre grand spectacle et film intimiste, entre ton littéraire et affranchissement de la littérature.
Je pense aussi au beau film de Jacques Rivette, Ne touchez pas la hache (2007) tiré de La duchesse de Langeais de Balzac, passé inaperçu à sa sortie, qui assume pleinement la littérature au point d’être une sorte de rêve cinématographique et littéraire à la fois.

La filmographie de Tavernier comprend de bons films (L’horloger de Saint-Paul, La vie et rien d’autre, Capitaine Conan, Ca commence aujourd’hui) et de moins bons.
La princesse de Montpensier est une tentative qui me laisse sur ma faim, mais je suis preneur de cette tentative, du boitillement qu’elle contient, aussi du fait qu’elle ne verrouille rien, qu’elle laisse place à une nouvelle génération d’acteurs (Mélanie Thierry, Gaspar Ulliel, Grégoire Leprince-Ringuet et Raphaël Personnaz).

D’ailleurs méfions-nous des films trop parfaits : ils sont souvent sans vie. Les blockbusters m’effraient, ils excluent. Ils sont proches de la tyrannie.



25/09/2010

le cinéma exposé: une cinéphilie homéopathique

picassopompidou.jpg

Il y a, exposée au Centre Pompidou-Metz (par ailleurs très belle exposition Chefs d’œuvre ?), une série de dessins de Picasso (le peintre et son modèle) qui encadre un petit écran de même format où passe un extrait muet du film Le Mystère Picasso (1955) de Henri-Georges Clouzot. L’extrait montré est une séquence où Picasso peint sur papier translucide. La caméra est fixée derrière ce papier, la peinture semblant se faire d’elle-même (procédé d’ailleurs inventé en 1948 par Paul Haesaerts pour son film Visite à Picasso).
Etrange impression pour le spectateur de n’assister ici, ni à la projection d’un film, ni à l’exposition des dessins.
Où va l’œil en face de ce dispositif? Quelle hiérarchie donne-t-il quasi-automatiquement à ce qui est présenté? C’est l’écran qui capte mon regard, qui le phagocyte, par le simple fait du mouvement de l’image et malgré que le film n’y soit que pâlement reproduit. Ce sont les authentiques dessins qui lui sont soumis.
Il me semble que c’est alors double peine pour ce pauvre Picasso (qui doit déjà, d’où il est, subir des milliers de véhicules à son nom) : non seulement ses dessins sont impossibles à fixer, à voir, mais encore le long-métrage en couleur qu’il a fait avec Clouzot (avec quelle attention et quelle malice) est réduit à un extrait et à un format minuscules.
Ces dessins, même œuvres mineures de Picasso, s’effacent autour d’un film, œuvre majeure de Clouzot, qui lui-même s’efface par le fait d’être réduit à une simple citation. Nous avons ainsi tout à perdre à cette confrontation.

Cette exposition du cinéma pose un certain nombre de problèmes, elle n’est pas isolée et se répand dans la plupart des grands musées.
La citation du cinéma y est de plus en plus présente (comme la co-habitation cinéma/peinture a pu l’être de manière très bizarre il y a quelques années à la Cinémathèque Française avec l’exposition Renoir père et fils). La tentative de rapprochement par l’exposition me paraît toujours douteuse, incomplète, oublieuse.
Que veut-on faire dire au cinéma ? Pris par extraits, par fragments, indifférencié dans ses époques, ses multiples usages, ses « genres », il apparaît être une bouillie visuelle et sonore, un fond plastique et temporel sur lequel s’amplifient, se justifient presque les œuvres exposées. L’œuvre ne se suffit plus à elle-même, il faut la placer (sous prétexte de pédagogie ?) dans un bain de médiation composé d’autres traces et dont le cinéma, par son statut à la fois populaire et artistique, par son rayonnement, est la première victime.

On devrait dire « les cinémas » et ne pas oublier, avec André Malraux, que c’est aussi une industrie. L’élévation d’un film au statut d’œuvre ne va pas de soi. Cela dépend notamment de ce que le spectateur y place d’ « artisticité », en regard d’autres fonctions (documentaire).
Dans tous les cas le film n’est film que sous certaines conditions d’intégralité (de format, de temps, de projection), et cela sans même aborder la question d’un pureté ou d’une impureté du cinéma.
La notion d’œuvre, au cinéma, est ambiguë, embarrassante. Celle de chef d’œuvre encore plus. L’unanimité et l’universalité qui semblent devenir des critères pour juger de cela ne fabriquent que des produits de box-office, même pour des films anciens recyclés et devenus « cultes » pour l’occasion, accompagnés de produits dérivés.
Or l’expérience personnelle du spectateur est déterminante. Elle échappe à toute prévision. Le spectateur est au travail, plus ou moins, face au film qui ne s’adresse qu’à lui, dans sa longueur, sa vitesse, sa lenteur. Chaque seconde est une expérience de passion ou d’ennui, d’indifférence, d’exaltation ou de colère. Dans tout film passe pour lui, de manière personnelle, une palette de sentiments, de certitudes ou de questions. Aucun film n’offre, dans sa durée, une tension ou un intérêt constants.

Mais peut-être faut-il réfléchir autrement : le statut du film, exposé au musée ou dans un centre d’art, n’est pas d’être réellement exposé. Le statut du cinéma y est plutôt d’ordre décoratif. Il devient un ornement mental, c’est-à-dire qu’aujourd’hui l’extrait peut suffire à représenter le tout.
Nulle besoin, d’ailleurs, d’afficher le modèle authentique, c’est-à-dire le film lui-même. Il suffit qu’il soit à portée du spectateur, dans sa sphère mentale, dans sa mémoire virtuelle et il l’est : téléchargeable à l’infini.

Paradoxe dans le lieu de rencontre avec les œuvres d’art : l’image du cinéma véhiculée n’est qu’un faux souvenir, une construction partagée .
Est-ce une illusion de la connaissance ? Nous croyons connaître ce que nous n’avons pas vu, senti, éprouvé, car nous nous trouvons au centre d’une composition semblant personnelle mais en réalité partagée, même hyper-partagée, média-partagée.
Le monde finira-t-il par ressembler aux images que nous en avons fait ?
Il sera sécurisant d’avoir pour nous la certitude d’une limpidité et d’une connaissance du monde alors que nous ne serons jamais aussi proches du chaos.
visitelouvre.jpg

Est-ce vraiment Une visite au Louvre de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub?

19:06 Publié dans cinéma | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : cinéma, musée, metz

23/08/2010

sur le film Cézanne

Cézanne
dialogue avec Joachim Gasquet
un film de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub
France, 1989, 51 min.

Au commencement était le verbe… et l’insoumission au verbe…
Le cinéma des Straub est né de cette double origine. Lui l’insoumis, refusant de faire son service militaire en Algérie en 1958, condamné à Metz, sa ville natale, exilé en Allemagne. Elle refusant d’analyser Manèges, d’Yves Allegret, pour une entrée compromise à l’IDHEC. Lui trublion du Ciné Club de Metz des années cinquante, contradicteur exalté des débats animés par Jean Mambrino, père jésuite, critique et poète, ami de Truffaut et de la nouvelle vague.
Le cinéma des Straub est extraordinaire de méfiance envers toutes les séductions, mirages du verbe et du cinéma, envers toute facilité de lieu commun, de déjà vu. Il tend à retrouver une sensibilité oubliée, des capacités humaines rognées par le contemporain, l’éveil.
Le cinéma des Straub est jubilatoire lorsqu’il se moque de chaque règle inscrite dans une économie du cinéma ; il est limpide et obscur à la fois, fait le miel des rhétoriciens du cinéma, le cauchemar des critiques.
Les Straub sont ce sale gosse, Ernesto, qui décide de refuser d’apprendre dans En rachâchant (1982), leur film tiré d’un texte de Marguerite Duras (« Je ne veux plus retourner à l’école parce qu’à l’école on apprend des choses que je ne sais pas. »1).

Et pour Cézanne : stupeur. Arrêt et stupeur conduits par une voix blanche, voix véhémente, signe d’un chœur antique qui commente tandis que l’image, dans son cadre immobile, s’immobilise lentement, se ralentit pour faire du voir une expérience singulière, renouvelable ou non renouvelable. Au moins deux films sont possibles, identiques ou non (deux films sur Cézanne pour Une visite au Louvre en 2003 ; deux films pour le tableau de Cézanne La vieille au chapelet : un film de Renoir, Madame Bovary, un film des Straub, Cézanne).

Joachim Gasquet, poète de vingt-trois ans, rencontre Cézanne en 1895, à Aix en Provence. Celui-ci a cinquante-sept ans.

« Farouche, le carnier au dos, le chapeau sur les yeux, rasant les murs, il finit, devant l’insulte appuyée des regards, par éviter le cours Mirabeau où demeurait sa mère pourtant… »
Gasquet devient le confident de Cézanne et lui consacre un livre fidèle et lyrique dans lequel il transcrit les paroles du peintre : péremptoire, passionné, désespéré de son époque. Le film reprend ces paroles du peintre devant le motif.
Cézanne peignait par la plus grande des nécessités, de manière vitale ; les Straub filment de cette même manière.
Alors la rencontre est étrange, forte des mots de Cézanne et des réminiscences des Straub, forte de sensations peu communes, par un acharnement à réduire la matière filmique à la limite de la visibilité, de la lisibilité, en rupture avec toute habitude des enchaînements. Les longs plans fixes s’entraînent les uns aux autres comme un hasard, coup de dé, se juxtaposent, s’entrechoquent et se répètent. Mais ce hasard ne se situe pas dans l’improvisation ; rien n’est plus élaboré, calculé, stylisé qu’un film des Straub. Le hasard se situe dans les strates de vie que porte le « motif » (motif, à la fois le lieu et le prétexte). Cette position est aussi celle de Godard : le film porte les traces de ceux qui le font et les traces des lieux géographiques (« Il y a toujours des cadavres sous une colline » dit Jean-Marie Straub). Le film porte une histoire qui le dépasse et il est vital, non pas de restituer, mais d’en rendre compte par une certaine vacation du regard, un doute, en éliminant tout faux-semblant (le jeu des acteurs, leur ton de voix « sur-articulé » sont les signes les plus évidents de cette volonté de rupture avec un cinéma de séduction).
Faire un film sur Cézanne, c’est faire Cézanne qui ferait un film. C’est se mettre sur une voie blanche, repartir à zéro.
La logique de construction du film intègre le sens des paroles du peintre sur le motif :
" Si j’ai la moindre distraction, la moindre défaillance, surtout si j’interprète trop un jour, si une théorie aujourd’hui m’emporte qui contrarie celle de la veille, si je pense en peignant, si j’interviens, patatras ! Tout fout le camp.
- Comment si vous intervenez ?
-L’artiste n’est qu’un réceptacle de sensations, un cerveau, un appareil enregistreur. S’il intervient, s’il ose, lui, chétif, se mêler volontairement à ce qu’il doit traduire, il y infiltre sa petitesse. L’œuvre est inférieure."

Austère démarche, impérieuse, qui conduit Cézanne sur une voie solitaire pour laquelle « il ne voudrait plus qu’enserrer des tons justes dans des lignes exactes » (Gasquet).
Austère démarche des Straub pour lesquels un film est une lutte contre le mensonge qui s’empare du monde, contre la falsification, opérée de manière habituelle par les puissantes images qui nous dévorent, à l’encontre d’une véritable interprétation de la réalité, personnelle et irréductible.

Des extraits d’autres films s’insèrent dans le film : Madame Bovary de Jean Renoir et La mort d’Empédocle des Straub. Le premier apparaît à l’évocation de Flaubert par Cézanne à propos de son tableau La vieille au chapelet. Citation ? Hommage ? Simple rapprochement d’idées ? Et si ce long extrait, par sa durée inhabituelle qui peut paraître disproportionnée, était surtout, comme un fantôme, une manifestation de la présence du cinéma, archéologie semblable à l’archéologie picturale exercée par Cézanne sur la montagne Sainte-Victoire ? Une telle distance visible (le noir et blanc, le jeu entier, enthousiaste des acteurs, la joyeuse reconstitution des comices agricoles) n’a pas pour effet une quelconque documentation mais un retour sur une sensibilité oubliée au cinéma, celle des « coudées franches ». Le film de Renoir est aussi lointain qu’un tableau de Cézanne du point de vue de la perte que nous en éprouvons. L’extrait de Madame Bovary (film sur un roman dans un film sur la peinture) existe dans sa durée et son contexte, libéré du reste du film des Straub comme les tableaux de Cézanne y apparaissent de manière immobile dans une certaine durée (jamais parcourus, jamais détaillés). Les Straub ont-ils mis, avant les autres, le cinéma au Musée (Nous avons vu récemment Renoir père et fils exposés à la Cinémathèque Française, nous voyons aujourd’hui Godard au Centre Pompidou) ? Mais alors Musée imaginaire, mémoriel et introspectif.
Les deux autres extraits qui apparaissent dans Cézanne proviennent de La mort d’Empédocle réalisé trois ans auparavant (en Allemand) d’après Hölderlin.
Je la connaissais, oui, je l’avais apprise à fond, la vie de la Nature.
Comment devait-elle m’être encore sacrée, comme autrefois !
Les dieux m’étaient maintenant devenus serviteurs,
Moi seul était Dieu, et je le proclamai
En une insolente fierté.

Il s’agit aussi d’une perte et de la vanité d’Empédocle qui se jette dans l’Etna, de la fragilité de la vie d’un homme vivant selon la nature et dont la rupture avec cet équilibre a pour conséquence sa disparition librement consentie. La vérité a un prix. Comme Empédocle, Cézanne a le sentiment d’une disparition, d’un sacrifice. Si tu veux vivre, cesse de vivre (De la nuée à la résistance, 1979)
C’est aussi la position des Straub qui de film en film insistent sur le sacrifice, le prix à payer pour rester lucide, pour voir réellement, dans le refus de règles aliénantes.

Cézanne et Une visite au Louvre, deux films des Straub qui se renvoient l’un à l’autre, proposent tous deux une position semblable face au défi de filmer la peinture. Ils sont très loin de tous les films qui séduisent par leur capacité à flatter le regard en dévoilant les détails d’une œuvre, en la découpant, en la parcourant, en la rendant élastique par un ensemble de manipulations dans l’espace et le temps.
Pour les Straub, une seule solution est possible : un seul plan fixe du tableau entier, d’une durée insistante qui correspond à l’idée évoquée par la parole de Cézanne et qui est à la fois suffisante pour détacher le spectateur de toute habitude de prise en charge de son regard par le film. Le spectateur doit faire son travail. Mais il ne s’agit pas d’une vacation ni d’une délégation. Dans Cézanne, la photographie d’Henri Alekan est soignée, le tableau est souvent légèrement décadré par rapport à l’écran, comme dans Une visite au Louvre. Il est éclairé plutôt transversalement, sur son mur, dans son cadre épais et doré, dans « son jus ». La fixité ne réduit pas l’image à la reproduction de l’oeuvre. Il existe une intention forte de diriger le regard du spectateur, pas dans un parcours de lecture éventuel, mais vers une position intellectuelle de réception.
S’il existe une histoire du « filmer la peinture » (dont les Straub ne se revendiquent pas), leurs deux films sur Cézanne apportent des solutions esthétiques aussi radicales que l’ont fait en leurs temps les premiers films d’Emmer ou le Delvaux de Storck.

Apprendre, serait-ce retrouver un état de nature, se libérer de tout le poids de conventions ?
Le petit Ernesto de En rechâchant voit dans un globe terrestre à la fois un ballon de football, une pomme de terre et la Terre. Loin de l’appauvrir, son refus d’apprendre enrichit son rapport au monde de nouvelles possibilités. L’objet présent en classe peut être autre chose que ce que la convention scolaire lui désigne d’être. Ernesto fait appel à ses facultés pour assembler plusieurs expériences.
De la même façon, Danièle Huillet et Jean-Marie Straub font des films-mappemonde qu’on ne peut résoudre. Ils dérangent les habitudes; leur apparente réduction (l’économie des moyens, du nombre de plans, de la volonté de séduction) est en réalité une ouverture, un enrichissement, pour peu que le spectateur accepte le dérèglement de son regard. Position inconfortable, insoutenable pour certains, stimulante pour les autres, qui donne de toute façon à (se) réfléchir face à la définitive et coléreuse confrontation avec le monde contemporain qu’ils proposent dans chacun de leur film.
Apprendre, c’était aussi une préoccupation de Paul Cézanne qui se confiait à Joachim Gasquet :
« Moi, je voudrais avoir des élèves, un atelier, leur léguer mon amour, travailler avec eux, sans rien leur apprendre… Mais pas de cours, pas d’enseignement de la peinture… Le dessin passe encore, ça ne compte pas, mais la peinture, c’est en regardant soi-même les maîtres, la nature surtout, qu’on apprend, et en voyant peindre les autres… Mais tout cela, ce sont des rêves… Travaillons. »

F.G.
(texte paru dans la revue Zeuxis n° 24, juin-juillet 2006)

1 Les deux films de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, En rechâchant et Cézanne sont inclus en supplément DVD dans la revue cinéma/010 automne 2005 (éditions Léo Scheer)
Ils sont édités depuis 2009 par Philippe Lafosse aux Editions Montparnasse dans la collection dirigée par Patrick Leboutte Le geste cinématographique (Danièle Huillet et Jean-Marie Straub ; volume 4)