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19/09/2010

Rozérieulles, 1870

Ici le sang et les larmes ont séché depuis longtemps. Des générations découvrent à leur tour ce lieu de mémoire identifié discrètement et tendant à s’effacer parmi champs et forêts.
Il existe dans mon pays ces traces frontalières qui sont une identification ancienne : bornes-frontière frappées d’un côté d’un F et de l’autre d’un D souvent buriné par les vainqueurs, monuments-vigies dans la campagne, forts enfouis dans les forêts et les côtes alentour, signes de défis mutuels dans l’architecture et les rues de Metz que l’on aperçoit en contrebas, dans la vallée.
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Ici, sur la côte de Rozérieulles s’est tenue en août 1870 une grande bataille inauguratrice de ces déchirements entre France et Allemagne qui ont marqué un siècle, dernière guerre ancestrale, à chevaux et cuirasses, avant l’entrée dans la violence méthodique, brutale et industrielle du siècle passé.
Promenade par les petits chemins en sortant du village en direction de Gravelotte, entre forêts sur les côtes et, juste au-dessus, vers le plateau aux grands champs cultivés des fermes de Moscou et de Leipzig.
Ce plateau, jusqu’à Mars-la-Tour est parsemé de tombes, de bornes, de monuments aux morts.
A la lisière de la forêt de Rozérieulles se trouvent deux monuments en mémoire des hommes tués à cet endroit le 18 août 1870. Le premier, allemand, en pierre de Jaumont, rigide construction, est gravé des noms des officiers et de la croix noire. A quelques dizaines de mètres, plus discret, plus léger, presque fantaisiste dans son artisanat de fabrication, se trouve un monument français gravé de lettres maladroites, scolaires, posé là sans doute plus tardivement, après 1918 (lorsque cette terre est redevenue française).
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Le retour vers la vallée de Châtel-Saint-Germain, en vue de la ferme de Moscou, passe par cet arbre extraordinaire nommé « le hêtre des batailles ». Il résume à lui seul, par le hasard de son développement, par ses branches filant au ras du sol et donnant naissance à d’autres arbres, par son double tronc tourmenté, par de monstrueuses soudures de branches entre elles comme des êtres siamois, par l’énergie étrange qu’il dégage, il résume le lieu où nous sommes et l’histoire qui s’y trouve mieux que toute autre description.

Cette histoire figure peu dans les commémorations : elle a été vaine, elle est enfouie derrière de plus récentes et abominables. Elle prend le charme d’un conte, devient cet irréel récit dont les traces se perdent parmi les arbres.

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04/09/2010

La fête de la mirabelle à Metz

J’ai longtemps ignoré ou moqué la fête de la mirabelle, manifestation folklorique messine de fin d’été, avec ses chars fleuris et sa reine, mirabelle incarnée le plus souvent par une bonne Lorraine blonde, manifestation bien pensante, patriotique et politiquement bien correcte.
Le sabre, le commerce et le goupillon réunis en cette bonne vieille ville de Metz.
Nous appelions l’élue au sourire ravi la reine des quetsches, par opposition au fruit jaune, avec sa peau claire et sa coiffure impeccable et en allusion à un niveau intellectuel supposé assez bas, voire pour évoquer une autre partie de son anatomie.
Pendant près de soixante ans les reines, les défilés, les groupes folkloriques et les chars se sont succédés pour le ravissement de la population.
Le temps passant, rien ne semblait faire évoluer le fête qui prenait de l’âge, malgré des tentatives de rajeunissement ponctuelles (ah ces podiums où des chanteurs à la mode se produisaient en play back dans les années soixante-dix !).

Voici le défilé de 1949, proposé sur le site de l’INA :
http://www.ina.fr/economie-et-societe/vie-sociale/video/AFE02014729/la-fete-de-la-mirabelle.fr.html


Puis, tardivement, j’ai lu les textes Philippe de Vigneulles, chroniqueur de la fin du 15ème et début du 16ème siècles, témoignage rare sur la fin de la république messine, écrite dans cette langue romane d’autre syntaxe, si directe et évocatrice :

En cellui temps c’on dit le gray temps, se firent plusieurs bonne joieusetés en Mets. Entre lesquelles fut mis sus ung chariot pour aller permi la ville, lequelle chariot estoit grans et gros, et bien triumphanment fait, et covert par dessus en manier d’une woulte ; sur laquelle woulte, et endroit du milieu, y avoit ung groz cuer blan et noir, sinifiant les armes de la cité ; et au quaitre cornée d’icelluy y avoit quaitre tornelles, aussy blan et noir ; et estoit paireillement tout le chariot blan et noir, et l’avoient les seigneurs maistre des murs de la cité ainssy fait faire pour le mener au jour du gray dimenche permi ycelle cité, et pour juer aulcunne chose moralle à l’onneurs de la dicte cité.


Ainsi, pour ne pas rester ignorant ni moquer sans savoir, les défilés de chars décorés ou fleuris ne datent pas d’hier, ni ce blason blanc et noir, décor minimaliste en guise d’armes de la cité. Bien qu’il ne fût pas question d’élection d’une reine mais plutôt d’une manifestation des pouvoirs politique et religieux, comprenant défilés des métiers et corporations :

Et premier, devés entendre que tous les maistre ouvriers, en quelque art mécanicque que se fût, qui avoient gaige de la cité, estoient dedans, devant ou après cellui chariot, puer juer le personnage à eulx donnés. Et, pour le premiers, estoit au millieu du dit chariot, bien triumphanment essis en une haulte chayre, ung grant ouvriez, nommés maistre Jehan, le tailleur d’imaige, demorant alors à la Pier Hardie. (…) Et tenoit grant gravités : car il représentoit en son personnaige la cité de Mets.


Tailleur d’images, autrement dit sculpteur, maître Jehan représente la ville, à ce moment précis, aux yeux de tous. Autrement dit, c’est lui qui fait les images. Il participe à l’élaboration du grand imagier d’une ville qui vit la fin de sa relative indépendance (près de cinq siècles d’une république patricienne travaillant à sa liberté entre empire germanique et royaume de France).
Aujourd’hui notre imagier, ici comme ailleurs, se construit plutôt dans les médias et au-delà de toute référence locale.

Metz est une ville étrange : ballottée au cours d’une histoire chaotique mais gardant ses particularismes, en proie aux différentes invasions mais en tirant sa richesse, en déficit d’image mais multipliant ses facettes. Du point de vue architectural, son histoire est extraordinairement lisible. Elle garde jalousement en elle une identité qui ne se soumet pas, elle se tait plutôt que se révolter, cache ses blessures.

Son rapport à la Lorraine est historiquement ambigu (le Duc de Lorraine fut longtemps son meilleur ennemi, elle fut annexée deux fois par l’Allemagne). Aussi à défaut de territoire, elle s’est cherché un terroir auquel se rattacher : la mirabelle est devenue symbole d’une certaine unité lorraine.

Voici la fête de 1967, toujours sur le site de l’INA :
http://www.ina.fr/economie-et-societe/vie-sociale/video/S...


A travers la fête de la mirabelle il y a quelque chose qui resurgit, qui se révèle.
Pas dans la manifestation folklorique ou culturelle qu’on peut moquer et dont l’assise semble si fragilement prendre référence au passé.
Quelque chose qui m’a semblé lisible cette année où la fête s’inscrivait sous le signe de la musique bretonne et celtique.
La Bretagne n’a pas, je crois, d’équivalent en France de cohérence culturelle et d’ancrage populaire dans des racines et des traditions vivantes. Il suffit d’aller à n’importe quel fest noz de village pour voir une culture qui demeure et concerne toutes les générations ; une grande danse collective s’empare de chacun, pudiquement et avec ferveur.
Le concert celtique donné ce 28 août au parc de la Seille par Alan Stivell, Carlos Nunez et les bagads de Lann Bihoué et de Nantes a attiré foule et une ambiance peu commune, à l’étonnement même de ces artistes loin de leurs bases. Il faut dire que nous n’en sommes plus aux clichés de bretonneux régionalistes : c’est plutôt une musique de fusion, plus ouverte au monde et à des cultures différentes que la plupart des musiques actuelles.
L’impression ressentie alors, c’est qu’en face de cette identité culturelle forte et actuelle, cette musique jouée authentiquement (et avec virtuosité), surgit une réponse du public messin, proche de celle du public qui, au temps de Philippe de Vigneulles, suivait avec ferveur les défilés, cortèges et joyeusetés qui fondaient le lien social d’une communauté.


23/08/2010

à propos de Joachim Gasquet

Déniché cet été dans une librairie de Bécherel (village du livre en Bretagne) ce recueil de poésies de Joachim Gasquet (1873-1921), édité en 1928, intitulé des chants de l'amour et des hymnes.
C'est un livre-hommage au poète aixois, quelques années après sa disparition et conduit par sa femme, écrivain elle aussi, Marie Gasquet.
A la poésie sensuelle, lyrique, hugolienne de sa jeunesse (L'arbre et les vents), contraste les sombres vers de la fin de sa vie (Les chants de la forêts):

Mon Amour triste et pur, mon Amour sans espoir, CouvertureGasquetbis.jpg
Car il n'est pas nourri des choses de la terre,
Est venu loin de tous, dans mon âme s'asseoir
Et m'a, d'un doigt rêveur, fait signe de me taire.

Poésie un peu passée (comme ce livre défraîchi), qui semble si loin de nous à présent!
Je connaissais Joachim Gasquet pour ce document unique qu'est son Cézanne, écrit en 1912-1913 et publié en 1921, quelques semaines avant sa mort. Je le connaissais aussi, indirectement, pour les trois films qu'ont fait Danièle Huillet et Jean-Marie Straub sur Cézanne (Cézanne en 1989 et les deux versions de Une visite au Louvre en 2003) qui reposent sur les propos du peintre confiées à Gasquet et que celui-ci a transcrit dans son ouvrage.
Mais (pardon au poète), c'est la biographie de Joachim Gasquet par Marie Gasquet qui m'a attiré dans ce livre: sur une cinquantaine de pages, précise, elle raconte la vie littéraire de son mari, et en particulier sa rencontre avec Cézanne:
"Un groupe de sculpteurs et de peintres avaient organisé à Aix une exposition de leurs oeuvres. Cézanne, dont on avait sollicité l'adhésion, envoya deux toiles. Le Comité, atterré devant ces tableaux dont l'extrême sobriété lui parut être de l'indigence, mais n'osant pas refuser l'envoi d'un confrère qui s'était montré particulièrement généreux... exila sur les dessus de porte les deux oeuvres dont s'honorent aujourd'hui un grand musée et une collection fameuse.
Ayant cependant quelques doutes, l'un des exposants vint chercher mon mari. Il rentra enthousiasmé! Et comme il exprimait le regret de ne pas connaître l'artiste qui peignait avec cette honnêteté glorieuse, mon beau-père lui répliqua:
- Cézanne? cet excellent Paul! Zola et lui avaient l'habitude de jouer la sérénade à une joile fille du quartier qui, pour toute fortune, possédait un perroquet vert. Zola jouait du piston, Cézanne de la clarinette. Le perroquet, que cette cacophonie affolait, menait un vacarme inimaginable. Les jours où Zola plaquait mon brave Paul il venait me chercher et, pour remplacer le piston, je poussais des cris divers sur l'accompagnement de la clarinette. Nous appelions cela chanter...
Le lendemain, mon beau-père nous emmène au Jas de Bouffan.
Cézanne, qui a eu vent de l'âpreté avec laquelle sa chère ville l'a discuté, est en pleine crise d'hypocondrie. Emu de se sentir compris par une intelligence qu'il juge au premier coup d'oeil, il prend les mains de mon beau-père:
- Henri, mon vieil Henri, je t'en supplie, ne plaisante pas, est-il vrai que ton fils aime ma peinture?
- Je te l'ai amené pour qu'il te le dise, il ferait une maladie de ne pas te connaître.
- Maître... - balbutie le poète.
- Taisez-vous, taisez-vous, jeune homme - réplique Cézanne tremblant - je ne suis qu'une vieille bête qui a quasiment envie de pleurer en vous écoutant.
- Ne te frappe pas, mon brave Paul - coupe mon beau-père - rappelle-toi plutôt le perroquet de Clémence, car elle s'appelait Clémence!
- C'est vrai, mon vieux, elle s'appelait Clémence! ô Clémence! comment a-t-elle pu nous pardonner de lui avoir si régulièrement cassé la tête?... Dîtes, mon jeune ami, que pensez-vous de Delacroix? Je voudrais tant..."

En 1956, l'ami Jean-Marie Drot réalisait pour la télévision une émission consacrée à Cézanne dans laquelle Marie Gasquet était longuement interviewée. Témoignage irremplaçable, comme Drot en fit tant, de première main, visible aujourd'hui sur le site de l'INA: http://www.ina.fr/art-et-culture/beaux-arts/video/CPF8660...

Voilà où peut mener, par une bretonne journée pluvieuse, un enfouissement délectable dans de milliers de livres oubliés, dans l'odeur du vieux papier, dans l'histoire.